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saxonne, grossière tant que vous voudrez, ô Français ! qui vous croyez encore Athéniens en 1848, mais mâle, dure à la souffrance, infatigable à la peine ; qui ne recommence pas sans cesse dans ses romans la carte du Tendre, mais qui entretient fermement au cœur de ses enfans le sentiment de la liberté et de la responsabilité ; qui n’a pas donné au monde Saint-Simon et Fourier, mais qui a produit William Penn, Daniel de Foe, Benjamin Francklin ! Voilà le côté qui m’intéresse dans cette histoire d’une enfant, d’une orpheline jetée seule et luttant seule dans le monde, que l’auteur de Jane Eyre nous raconte. Ce récit est écrit avec des notes vibrantes qui semblent parfois l’accent d’une confession personnelle, avec cette verve passionnée qui anime toujours le débutant dans l’effervescence du premier coup de plume et de la première œuvre. Mais ce qui m’a surtout charmé, c’est que l’auteur s’est uniquement fié à l’éloquence des émotions dont il était l’interprète, et n’a pas un instant songé à fulminer une apocalypse contre la société dans un drame où pourtant la société joue à peu près le rôle tyrannique et cruel de la fatalité antique.

Et l’auteur de Jane Eyre a eu d’autant plus de mérite à dédaigner les ressources déclamatoires que son sujet lui offrait, qu’il s’est créé systématiquement d’autres difficultés singulières. Le roman admet des illusions de perspective, ménagées par des artifices de convention, par des coquetteries reçues. Les héros de roman mettent ordinairement du fard pour paraître devant le lecteur, comme les héros de théâtre au feu de la rampe. Il y a tout un attifage de costume, de décor, de mise en scène, qui forme la perspective romanesque. C’est le charme qui attirait ces paroles aux lèvres de Frédérique, au moment où Goethe allait commencer la lecture du Vicaire de Wakefield : « J’ai beaucoup de plaisir à lire les romans ; on y trouve de si jolies personnes, à qui on voudrait bien ressembler. » Tout le secret de la puissance du roman est dans la charmante naïveté de ce mot. Or, je suis sûr que la ravissante fille du pasteur de Sesenheim ne l’eût point prononcé à propos de Jane Eyre. Jane Eyre n’est pas une de ces belles et souriantes demoiselles suivies d’élégans amoureux qui passent sous le rayon doré de l’idéal dans les rêves des jeunes filles. Si vous liez connaissance avec le héros et l’héroïne de Jane Eyre, vous pourrez vous intéresser à leurs aventures ; mais le désir de leur ressembler ne vous viendra point à l’esprit. Le romancier, par un parti pris intrépide, a fait ses héros décidément laids, les laissant attraper, par-ci, par-là, comme ils peuvent, à travers l’émotion, cette beauté de hasard que nous appelons la beauté du diable. Il y avait un autre prestige à l’usage des romanciers anglais, qui est également négligé dans Jane Eyre : je veux parler de la représentation des mœurs du grand monde, qui a suffi au succès de plusieurs romans fashionables. Jane Eyre, comme mise en scène, est tout simplement un roman de country-life. Ce livre