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Lui-même encore est le Tircis de son Aminte, et ce drame pastoral exhale partout les souvenirs amoureux du poète. C’est en pensant à Leonora d’Este qu’il chante Ferrare :

Oh che sentii ! che vidi allora ! lo vidi
Celesti, Dee, ninfe leggiadre e belle,
. . . . . . ed altre ancora
Senza vel, senza nube[1]


C’est encore en pensant à elle qu’il écrit ce chœur, qui n’a peut-être rien d’égal dans la poésie lyrique de l’Italie :

Amiam, che non ha tregua
Con gli anni umana vita, e si dilegua.
Amiam, che’l sol si muore, e poi rinasce ;
A noi sua breve luce
S’asconde, e’l sonno eterna notte adduce[2].

Eh bien ! quel fut le prix de tant de génie et de tant d’amour ? Le dédain, la prison et la folie ! Malheur à l’amour qui ne sait pas compter avec l’orgueil et le rang ! Cette Léonora d’Este, que l’imagination des romanciers s’est plu à embellir de tous les trésors d’une sensibilité poétique, s’amusait à se laisser aimer, mais sans daigner le savoir. Pour la princesse, Torquato n’était qu’un homme qui faisait de beaux vers à sa louange, et Léonore jeta son blason entre elle et lui le jour où l’imprudent laissa trop éclater son cœur. Ainsi de Léopold. Confident sans défiance de ces mille riens, de ces petites choses du cœur que toute femme a besoin de laisser échapper, et qu’elle dirait au vent, si les hommes ne les écoutaient pas, l’amour de Robert commença par un culte d’enthousiasme. Autrefois, Mme de Sévigné s’était égayée de la passion gauche du pauvre Ménage ; on fit de même, on se fit un jeu de cette étincelle d’amour. Malheureusement ce n’était point là un de ces beaux esprits soupirant Tibulle et aimant par citations ; c’était une nature inflammable et concentrée, qui prenait au sérieux tous ses sentimens, comme elle prenait au sérieux tous les devoirs. La vie de Robert avait été sans jeunesse ; d’un même pas, il avait passé de l’adolescence à l’âge mûr, ayant à peine, hormis les douceurs de la famille et les impressions d’une liaison de passage, goûté quelqu’une des tendresses du cœur. Combien alors l’amour devait pénétrer en cette ame et en exalter les puissances ! Chacun d’ailleurs, comme l’a fait observer Sainte-Beuve, chacun, plus ou moins, a « son idéal, son rêve, sa patrie d’au-delà, son île de bonheur. »

  1. Aminta, acte Ier. « Oh ! que sentis-je ? que vis-je alors ? Je vis des dieux, des déesses, des nymphes gracieuses et belles…, d’autres objets ravissans, sans voile, sans nuage… »
  2. Aminta, acte Ier. « Aimons : la vie humaine n’a point de trêve avec les années, et elle s’écoule. Aimons : le soleil meurt et renaît ; nos yeux se fermeront bientôt à la lumière, et voici venir le sommeil de l’éternelle nuit. »