Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/389

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’infortuné avait plus de droiture que de force, et que, lorsqu’il se comprit bien lui-même, il était trop tard ? En vain alors, voulant rompre avec le passé, chassa-t-il loin de son esprit le nom même de la jeune veuve ; en vain brûla-t-il avec résolution toutes ses lettres, qui de Florence venaient le chercher à Venise : ce cœur était brisé pour jamais ; un feu s’était allumé, qui ne devait s’éteindre que dans son sang[1]. D’ailleurs, encore une fois, son mal le plus terrible n’était point l’amour : son vautour dévorant était sa mélancolie, que l’hérédité du mal, qu’un isolement obstiné, que la vision et la peur de la gloire, qu’un travail énervant rendaient si fatale, — sa mélancolie, qui cherchait son aliment dans cet amour même, et qui, à coup sûr, en eût inventé un autre, si elle n’eût pas eu celui-là. N’eût-il su à quoi se prendre, il eût combattu dans son ame avec le vide. Ses douleurs hypocondriaques s’exaspéraient sous l’influence de ses émotions successives, quelles qu’elles fussent, et tour à tour, cause et effet, l’exaspération des douleurs intimes et des cuisans souvenirs accroissait les troubles, survenus dans les fonctions intellectuelles. Certes, on ne saurait envier ceux qui peuvent vivre comme s’ils n’avaient ni souffert, ni vu souffrir ; mais malheur à qui, dans le cours de cette vie, n’a pas la faculté d’oublier, car l’homme n’est guère de force à supporter à la fois et tout le passé et tout le présent !

Que l’amour de Robert n’ait été qu’une forme de sa folie, qu’il ait eu son siège dans le cerveau plutôt que dans le cœur, — comme ces passions éthérées et visionnaires de malades pour des êtres inconnus et fantastiques, qui rappellent celle de cette jeune fille du siècle dernier morte d’amour pour Télémaque ; — qu’il faille reconnaître dans ce sentiment la cause primordiale, ou seulement occasionnelle, du suicide de Robert, c’est là une double thèse qu’on doit laisser à la médecine. Les phénomènes vitaux sont si compliqués, si intimement liés entre eux, qu’il faudrait, avant de prononcer, en avoir fait une longue étude et avoir apprécié l’influence de telle ou telle cause, en apparence éloignée,

  1. Aurèle écrivait ce qui suit à M. Marcotte, le 3 avril 1835 : « A l’égard du secret qu’il vous a confié, mon devoir m’oblige de vous dire, cher ami, que j’ai eu connaissance de toutes les lettres que ce pauvre Léopold, dans un dernier effort de vertu, a brûlées. A force de vertu et de réflexions, il était parvenu à se convaincre de tous les inconvéniens de sa passion ; mais, à la suite d’un combat de trois ou quatre ans entre la raison et une imagination indocile, son cœur aimant n’a éprouvé qu’un vide affreux. Les lettres que j’ai vues étaient empreintes d’un intérêt constant qui pouvait provenir de l’estime pour le talent et pour le caractère de Léopold ; il aurait fallu des yeux plus clairvoyans que les miens pour y découvrir d’autres sentimens, car il y régnait une retenue plus que platonique. Peut-être est-ce là ce qui a fait durer l’illusion. Il fallait se déclarer ouvertement dès le principe, afin de recevoir un refus ou une réciprocité. Le respect, dans ce cas-ci, était motivé par la différence des situations ; mais, si le génie ne se croit pas égal aux titres, pourquoi s’en approche-t-il ? »