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moi en Suisse, tu te marieras : je voudrais te sentir avec une femme. Tiens, mon cher, crois-moi, les fumées de la gloire ne sont rien : elles laissent un vide affreux dans le cœur[1] ! »

Alors il prend la Bible qui ne le quittait jamais, et, dans les sublimes exhortations du livre saint, il puise quelques instans de tranquillité, mais d’une tranquillité trompeuse. Que si, en effet, il semble parfois dissiper le chaos de ses terreurs et trouver quelque résignation, ce n’est encore qu’un jeu cruel du mal qui l’oppresse ; ce n’est que ce repos funèbre dont parle André Chénier, cette résignation à la façon des morts « qui s’accoutument à porter le marbre de leur tombe, parce qu’ils ne peuvent le soulever. » Il y a, si l’on peut ainsi parler, un coup de rasoir derrière chacune de ses paroles. Pourtant, chose remarquable, l’instinct lui fait encore chercher la vie dans l’éclat du ciel. Comme Jean-Jacques, qui, avant de se donner la mort, veut contempler une dernière fois le soleil, le dernier ami qui lui reste ; comme Goethe, chargé d’années, qui, avant de laisser échapper sa grande ame, s’écrie : « Mehr Licht ! mehr Licht ! ouvrez, faites plus de lumière ! » Léopold veut se plonger tout entier dans la nature : « Rendez-moi le soleil, disait-il ; il m’émeut, il diminue mes soucis, il donne à l’espérance de l’avenir quelque chose de consolant ! »

À cette même époque, un changement notable et touchant se manifesta dans ses habitudes extérieures. Jusque-là, depuis le premier établissement d’Aurèle à Rome, il avait régné entre les deux frères une réserve silencieuse, extraordinaire chez deux hommes qui ne se quittaient jamais, et que tout aurait dû porter à vivre dans les épanchemens de l’amitié. A coup sûr, le bonheur d’Aurèle préoccupait Léopold, mais il le préoccupait en silence. Taciturne et concentré par nature, cachant à tout ce qui l’entourait ses impressions et ses sentimens, l’aîné inspirait à son jeune frère plus de respect que de confiance ; mais du jour où celui-là sentit en soi la nature à bout de force et les ressorts de la vie se détendre, il fut pris d’un attendrissement suprême. Alors il fit voir à son frère une sensibilité inaccoutumée, dont le pauvre Aurèle fut aussi effrayé qu’il en fut touché.


XII

On a peu d’indulgence pour les malheureux : on a reproché à Robert de ne pas avoir fui à la première découverte de sa passion insensée, et d’avoir eu peut-être le tort de rêver un sort pareil à celui du peintre Fabre épousant la veuve du dernier des Stuart. D’abord sur quoi fonde-t-on cette étrange supposition ? Oublie-t-on ensuite que la raison de

  1. Lettre d’Aurèle à M. Marcotte.