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qui ne l’est pas, l’homme tourmenté par son organisation morale et physique comme l’homme impassible. Il y a là de quoi calmer[1]. »

En vain le bon Aurèle cherche à rompre la chaîne des idées habituelles de son malheureux frère ; celui-ci parle sans cesse de ses humeurs noires. Il en parle, il en écrit. Sa mélancolie veut se nourrir d’elle-même : y être arraché le fait souffrir. Les distractions extérieures, les représentations théâtrales, par exemple, depuis long-temps l’irritent : « Aujourd’hui dimanche (5 février 1833), chacun est occupé à rechercher les plaisirs bruyans du carnaval ; mais nous y prenons bien peu de part, et nous sommes rentrés avec l’intention de passer la journée à la maison, ce qui du reste est l’ordinaire. Aurèle, quoique d’un caractère sérieux, trouverait bien des distractions amusantes, s’il n’était pas influencé par moi, qui ai une véritable aversion pour les grandes réunions. Il veut me tenir fidèle compagnie, et, tout en sentant cet avantage, je suis pourtant peiné qu’il se fasse une habitude qui tient son ame dans une situation plutôt triste que gaie. Hier soir, j’ai voulu me faire violence, et nous sommes allés au théâtre San-Benedetto, où une excellente troupe comique attire journellement la foule. Je ne puis pas nier que, quelques momens, je n’aie été obligé, comme tous les spectateurs, de prêter une certaine attention aux scènes qui excitaient un rire général : mais ce qu’il y a de singulier, et que je ne puis m’expliquer, c’est le changement prompt et pénible qui s’opère en moi après avoir pris part à des momens de gaieté. Mes nerfs en éprouvent une commotion si désagréable, que je préfère de beaucoup mon état habituel sérieux et reposé. Voilà la grande raison qui m’oblige à vivre aussi retiré que je le fais… La présence de mon frère me stimule et me fait du bien. Il me semble qu’il a remis de l’huile dans la lampe prête à s’éteindre. »

Du 7. — « Hier au soir, je n’ai pas continué ma lettre, parce que j’ai été passer la soirée chez M. Cicognara, où je n’avais pas été depuis long-temps. Aurèle, qui aime encore moins les réunions de la société que moi, n’a pas voulu m’y accompagner. J’ai trouvé un petit cercle. La conversation générale roulait naturellement sur le théâtre de la Fenice, où brille Mme Pasta. On m’a sur-le-champ demandé ce que j’en pensais, et quand j’ai répondu que je n’y avais pas été, parce que j’ai les théâtres en antipathie, on s’est récrié sur ma barbarie de goût et sur le blasphème que je prononçais. Ce mot antipathie les a choqués d’une manière si plaisante pour moi, que j’en ris encore et que je me veux du bien de l’avoir dit, tellement je trouve ridicule l’existence de ces gens dont la vie se consume d’une manière aussi nulle. Je vous

  1. Lettre de Robert à Jesi, 17 octobre 1834. Six mois avant, il en écrivait une du même ton mélancolique à son ami Navez.