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la déduction, la mobilité, le temps. Dieu et l’homme se tiennent en échec perpétuel et se fuient sans cesse l’un l’autre ; tandis que celui-ci marche sans se reposer jamais dans la réflexion et la théorie, le premier, par son incapacité providentielle, semble reculer dans la spontanéité de sa nature. » L’issue de cette guerre, en effet, ne saurait être douteuse. Puisque Dieu, par l’excès même de sa science, ne sait rien, ne voit rien, ne peut rien, il est facile d’augurer que, dans ce burlesque drame de M. Proudhon, l’homme libre et progressif triomphera de son immense et immobile adversaire ; le fini prévoyant triomphera de l’infini hébété, de même, et plus sûrement encore, qu’Ulysse a vaincu le Cyclope. La victoire est certaine, surtout si M. Proudhon veut bien s’en mêler. Voyez comme Ulysse énumère avec confiance les avantages de sa troupe : « Dieu ne voit, ne sent que l’ordre ; Dieu ne saisit pas ce qui arrive, parce que ce qui arrive est au-dessous de lui, au-dessous de son horizon. Nous, au contraire, nous voyons à la fois le bien et le mal, le temporel et l’éternel, l’ordre et le désordre, le fini et l’infini ; nous voyons en nous et hors de nous, et notre raison, parce qu’elle est finie, dépasse notre horizon. » Ainsi, la guerre à outrance de Dieu et de l’homme, dès à présent la suprématie de l’homme sur la divinité, et, dans un avenir peut-être prochain, sa victoire complète et définitive, voilà ce que M. Proudhon a trouvé dans sa logique.

Cette logique, il faut l’avouer, donne aux erreurs de M. Proudhon une allure assez neuve. Il y a dans sa philosophie, alors même qu’elle est le plus bouffonne, je ne sais quoi de dramatique et de saisissant. Plus d’un lecteur, étranger aux ruses et aux mensonges de la plume, a pu se dire : Cet écrivain s’appuie certainement sur des principes faux, tout ce qu’il affirme répugne à ma raison ; mais quelles déductions vigoureuses ! quelle nouveauté et quelle puissance dans cette façon de manier le raisonnement ! et combien c’est là un logicien redoutable ! Le lecteur se trompe. M. Proudhon, qui passe pour un esprit si original et si hardi, n’est hardi et original qu’en apparence. Ce qu’il manie bien, c’est un certain style audacieux, c’est un art effronté de rajeunir et de grouper des formules. Quant au fond de son système, cherchez bien, vous trouverez un composé de toutes les erreurs rebattues depuis des siècles dans les écoles des sophistes. On a déjà remarqué avec quelle habileté sournoise M. Proudhon commence par réfuter l’objection du mal contre la Providence, avant de proposer la même objection sous une forme qui lui est propre. « Je n’accuse pas le Créateur, dit-il, d’avoir fait de l’homme un être fini, limité, sujet à erreur : c’était la condition même de la création ; je l’accuse de ne pas nous avoir épargné les longues et douloureuses épreuves que nous avons dû subir et que nous subirons encore avant d’arriver à une société bien faite. » Or, je vous prie, quelle différence y a-t-il entre cette seconde accusation et la première ? Celle-ci n’est-elle pas la conséquence de