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cent gueules de la division du travail et le dragon indompté des machines, que deviendra l’humanité ? » Un stimulant nouveau lui est fourni, la concurrence vient multiplier le travail et la richesse. M. Proudhon apprécie noblement cette grande révolution industrielle annoncée par le génie de Turgot et décrétée par l’enthousiasme de 89 ; il la défend avec des argumens victorieux contre les déclamations rétrogrades de M. Louis Blanc et des communistes ; il prouve avec une sagacité lumineuse que, si l’agriculture est en retard parmi nous, si la routine et la barbarie entravent l’essor de ce travail national, la première cause du mal est le défaut de concurrence. Bientôt cependant, comme la division du travail et l’intervention des machines, la concurrence révèle à M. Proudhon d’affreuses misères, et l’accusation est aussi sombre que le panégyrique a été brillant. De même pour le monopole, institution nécessaire à la société, et qui devient ensuite une source d’injustices. De même encore pour l’impôt, lequel, étant établi afin d’arrêter les excès du monopole, est d’abord une réaction bienfaisante avant de devenir, au jugement de l’auteur, une nouvelle iniquité. Ainsi le mal renaît toujours, toujours plus grand ; chaque victoire n’est qu’une déception de plus, et le Calvaire s’allonge à l’infini. Dans cette dramatique histoire des évolutions sociales, que je n’ai point à juger ici, dans ce diabolique tableau peint par le désespoir, M. Proudhon a encore bien des antinomies à nous signaler jusqu’à ce qu’il arrive à celle de la propriété et de la communauté, toutes les deux infames et maudites toutes les deux. Ici cependant, à la fin de son premier volume, assis à ce noir carrefour où il nous a conduits, il se pose la redoutable question : Pourquoi le mal ? Qui est le coupable dans ce drame sinistre ? Est-ce l’homme ? Non ; l’homme n’est pas coupable : nous l’avons vu lutter de toutes ses forces pour produire le bien ; sans cesse il y a réussi, et sans cesse ce bien menteur lui échappant est devenu une misère de plus. C’est donc Dieu qui a commis le crime ? Oui, répond le philosophe : « si quelqu’un a mérité l’enfer, c’est Dieu. »

Est-ce là seulement le cri d’un chercheur désespéré ? est-ce un plagiaire de Faust ou de Manfred qui, s’acharnant avec passion sur une introuvable énigme, se venge de son impuissance par la fureur et le blasphème ? Non ; le blasphème n’est pas, chez M. Proudhon, l’emportement d’une pensée qui s’oublie. Tout cela est calculé, médité, et ne dépasse pas les conséquences nécessaires d’une déduction froidement conçue. Comment donc l’auteur est-il arrivé là ? Par sa logique même, par cette loi des antinomies dont il est si infatué et que repousse le plus vulgaire bon sens. Suivons-le un instant, osons regarder en face cette dialectique ténébreuse ; peut-être, quand nous l’aurons dépouillée de son prétentieux costume, la trouverons-nous plus ridicule que terrible.

Quand M. Proudhon attaque la Providence, il ne reproduit pas, en