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beurre frais, tels enfin que les sages et les rois de Fénelon. Il est grand, assez robuste ; sa figure est ronde, ses petits yeux sont bien ouverts, et sa bouche annonce le souverain, je veux dire le souverain communiste. La contradiction de ces deux mots si absurdement accouplés s’expliquera d’elle-même pour tous ceux qui ont eu une heure d’entretien avec Icare… » Cette heure d’entretien sera féconde pour la verve de M. Grün, et M. Cabet paiera cher le cauchemar qu’il a donné à son visiteur. Si jamais on n’a mieux mis à nu la fastueuse indigence de M. Louis Blanc, il serait difficile de railler avec plus de franchise le pontificat burlesque de M. Cabet. Rien de si divertissant que la solennelle protection accordée à l’Allemagne par le dictateur. M. Cabet n’est pas un philosophe qui cherche, ce n’est pas non plus une négation perpétuelle comme M. Pierre Leroux et M. Proudhon ; c’est le révélateur d’une société toute prête. Il possède, ainsi que Fourier, une panacée universelle ; il a le secret qui peut guérir en un instant toutes les misères du monde. C’est pour cela qu’il est si confiant en lui-même et si ignorant de tout ce qui n’est pas lui. J’ai bien peur que M. Grün ne perde encore sa peine. M. Cabet accueille d’abord très amicalement le missionnaire de l’athéisme, non pas comme missionnaire, il est vrai, mais au contraire comme un infidèle, comme un malheureux égaré qu’il veut amener dans le giron du communisme icarien. Il sourit quand M. Grün lui parle des profondes transformations philosophiques de l’Allemagne, puis il ajoute avec une gravité imperturbable : Comment se fait-il que les Allemands n’aient pas encore traduit mon Voyage en Icarie ? — « Que devais-je répondre, s’écrie M. Grün, pour ne pas chagriner le bonhomme ? Force était bien de mentir ; je lui dis que nous préférions nous en tenir à ses brochures, où nous apprenions le grand art de la polémique, et notez bien que personne, en Allemagne, ne soupçonne seulement l’existence de ces brochures ! » - M. Grün ramène la conversation sur l’école hégélienne ; il explique au bonhomme l’athéisme de Feuerbach et semble employer à dessein les formules les plus abstraites de cette subtile et sophistique philosophie. M. Cabet, qui n’y voit que du feu, n’abandonne pas pour cela son attitude dictatoriale ; il avoue seulement qu’il n’a pas encore « approfondi la matière. » Je le crois bien, et M. Grün n’avait pas besoin de cette naïve déclaration.

On conçoit que toutes ces visites inutiles, toutes ces prédications en pure perte aient dû jeter à la longue quelque découragement dans la pensée du missionnaire. J’admire cependant l’espoir opiniâtre qui le soutient toujours ; j’admire aussi qu’un hégélien ait une prédilection si vive pour la légèreté française. Du reste, il a été largement récompensé de l’obstination de sa foi ; il a trouvé enfin le vrai penseur socialiste ! Oui, il a trouvé chez ce peuple ignorant, qui connaît encore