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doxe que le goût de l’antithèse ait jamais produit. Les éloges de M. Grün sont presque toujours des erreurs ; en revanche, ses critiques sont souvent aussi sensées que vigoureuses. Il est plus heureux, par exemple, lorsqu’il analyse avec finesse l’esprit de Fourier, ce mélange de divination et de science mathématique, cet incroyable abus du calcul joint à toutes les hallucinations de la folie. « Fourier, dit-il, est le socialiste mathématique. On a peine à s’imaginer que cet homme ait eu tant de cœur, comme l’indiquent pourtant ses œuvres mêmes et l’histoire de sa vie. Quand il construit son système, il n’y a rien de concret pour lui, rien qui forme un tout, rien qui ait une vie complète ; il n’y a que des chiffres, des nombres, des proportions et des progressions, des puissances et des logarithmes, du calcul différentiel et infinitésimal. La civilisation, à ses yeux, est une somme, une multiplication ; c’est l’ineptie à une certaine puissance, comme aussi l’harmonie est un total, un facit, la plus haute puissance de la perfection et de la richesse. Fourier réduit tout en chiffres ; les sentimens les plus subtils, les actes les plus nobles deviennent des nombres dont il cherche les carrés et les puissances. Il compterait les molécules dont se compose la plus fugitive fantaisie de mon cœur : mais que ma jouissance soit quelque chose de réel, que mon activité ait une essence propre, voilà ce que Fourier n’a jamais dit. La misère est un minus, le bonheur est un plus, un plus à la dixième puissance. L’harmonie complète de la société exige le calcul infinitésimal… » M. Grün proteste au nom de l’humanité contre cette psychologie de teneur de livres qui, groupant sans fin des chiffres morts, ne s’aperçoit pas qu’elle supprime la vie. Il est vrai que le fouriérisme supprime encore bien d’autres choses non moins précieuses, et que M. Grün se garde bien de les réclamer. Quant au Dieu de Fourier, on peut dire qu’il est lui-même ce teneur de livres, ce caissier toujours occupé à additionner, à soustraire, à multiplier. On sait d’ailleurs qu’il avait commis, par distraction sans doute, des erreurs assez préjudiciables au genre humain, lorsque Fourier est venu fort à propos rectifier ses comptes. Ce n’est pas là un adversaire bien redoutable pour le missionnaire hégélien. De cette religion à l’absence de Dieu, la différence n’est que dans les termes ; M. Grün se montre assez satisfait.

Si les sympathies de l’auteur pour Fourier adoucissent quelquefois ses critiques, il prendra sa revanche avec les disciples du sphinx. Ceux-ci ont triomphé peut-être en voyant leur maître comparé par un hégélien au plus grand philosophe de l’Allemagne ; ils ont eu bien tort ; cette comparaison, en effet, va rendre M. Grün exigeant, et, puisque Fourier est le Hegel de la France, il faut que les fouriéristes, aussi hardis que les jeunes hégéliens, disent le dernier mot de la science sociale en fécondant les idées de leur maître, comme Feuerbach et Stirner ont