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et de là est sortie la religion de l’humanisme dont M. Grün est le missionnaire auprès de nos socialistes.

On doit comprendre maintenant le dépit qu’éprouve M. Grün, quand il voit que cette ombre, ce reflet, ce néant, fait encore tant de dupes, même chez les esprits les plus avancés, chez ces habitans d’Utopie qui devaient si aisément se convertir à sa parole. L’humanisme n’est-il pas la conséquence directe du système de Hegel ? Hegel est-il donc inconnu en France, ou l’aurait-on mal compris ? M. Grün fut bien obligé de reconnaître que son illustre patron était encore lettre close pour nos socialistes le jour où M. Pierre Leroux, au sujet de la lutte de Schelling et de Hegel, commit cette méprise qui le rendit célèbre en Allemagne. Lorsque Schelling arriva à Berlin en 1840, appelé par Frédéric-Guillaume IV pour combattre la désastreuse influence de la jeune école hégélienne, une polémique ardente s’engagea ; d’un côté était l’illustre vieillard que M. Grün appelle insolemment Cagliostro-Schelling ; de l’autre, tous les partis de la grande école de Hegel, l’extrême gauche, c’est le nom que se donnent les démagogues athées, — le centre, composé des écrivains les plus sérieux, M. Marheineke, M. Michelet, M. Rosenkranz, M. Hinrichs, — et même la droite, c’est-à-dire les esprits bien intentionnés, qui se donnant une tâche impossible, s’efforçaient de concilier la doctrine de Hegel avec les dogmes éternels de la raison, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’ame. Schelling, comme cela arrive toujours après les dévergondages de la liberté mal employée, renonçait aux droits sacrés de la philosophie, et son enseignement n’était qu’une brillante théorie alexandrine, une docte et ingénieuse transformation de la foi chrétienne. Très mal instruit de la situation du débat, M. Pierre Leroux voulut pourtant le juger, et, prenant parti pour Schelling contre tous les hégéliens, il approuva en Allemagne ce qu’il combattait ici. Cette bévue énorme divertit beaucoup M. Grün, qui termine son chapitre par cette burlesque apostrophe : « Français, Français, laissez Hegel en repos jusqu’à ce que vous l’ayez compris. Résignez-vous une bonne fois, pendant une année entière, à ne boire ni vin ni café ; dégagez votre ame de toute passion irritante, asseyez-vous dans une mansarde, puis étudiez la Logique et la Phénoménologie. Au bout de l’année, votre figure sera maigre, vos yeux seront rouges, et, si vous descendez dans la rue, vous irez vous heurtez bêtement contre un dandy ou un crieur public ; que cela ne vous inquiète pas ! car vous serez devenus des hommes grands et puissans ; votre pensée sera semblable à un chêne qu’a nourri une sève miraculeuse ; tout ce que vous examinerez vous dévoilera ses faiblesses secrètes ; pareils à de purs esprits, vous pénétrerez dans les plus intimes mystères de la nature ; votre regard donnera la mort, votre parole transportera les montagnes, votre dialectique sera plus tranchante que le plus tranchant