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pensée anti-religieuse, Robespierre eût été l’initiateur du monde nouveau. Il est vrai que M. Grün ajoute avec clémence : « Cette tâche n’était pas possible alors, elle devait être la mission de notre temps. Le XVIIIe siècle nous a fait entrevoir dans Camille Desmoulins cette conciliation entre Voltaire et Rousseau. On peut encore aimer Camille Desmoulins de toutes les forces de son cœur, tandis que les libéraux de la constituante excitent notre répulsion et que Robespierre nous fait hausser les épaules. Camille Desmoulins était un homme ; la constituante était composée de philistins, et Robespierre n’était qu’un magnétiseur vertueux. Pour tout résumer enfin, l’histoire de l’esprit nouveau est une lutte à mort avec les épiciers et les magnétiseurs ; il faut qu’ils soient exterminés par l’homme. » Ce n’est pas à moi de défendre M. Pierre Leroux contre son critique ; dans ces régions malsaines du sophisme, un fou trouve toujours un plus fou qui le ferait quasi passer pour sage. Je ne veux être ici que rapporteur et montrer la hautaine résolution de cet athéisme germanique aux yeux duquel nos plus ardens utopistes ne seraient que des esprits attardés.

M. Charles Grün continue sa critique et reproche à M. Pierre Leroux ce qu’il vient de reprocher à Robespierre. « O Maximilien Robespierre ! s’écrie-t-il, il est possible que tu fusses un honnête homme, mais un penseur, je le nie. » C’est à peu près ce qu’il dit de M. Pierre Leroux. « M. Pierre Leroux est comme un homme qui a sans cesse les yeux sur son ombre ; s’il venait à la perdre, il serait aussi désespéré que le fameux Pierre Schlemil. Un de mes amis de Cologne me faisait part un jour de ses vues particulières sur le petit livre de Chamisso ; l’homme sans ombre, c’est l’athée que la société a condamné à mort pour avoir perdu son Dieu. Eh bien ! M. Pierre Leroux a grand soin de ne pas vendre son ombre. On a beau lui faire toucher au doigt l’humanité, lui montrer comme son cœur bat, aime, espère, comme elle est infinie et éternelle, rien n’y fait ; il s’obstine dans son incrédulité comme saint Thomas, et demeure les yeux fixement attachés sur cette ombre que l’humanité, depuis six mille ans, projette au haut des cieux. » M. Grün exprime ici d’une façon pittoresque la conclusion dernière de la jeune école hégélienne : Dieu n’est pas ; ce que l’humanité a si long-temps adoré, c’est elle-même ; ce sont ses idées les plus hautes, ses sentimens les plus purs, auxquels elle attribuait une existence distincte et qu’elle nommait Dieu. Dieu n’est autre chose que notre figure reproduite dans un merveilleux mirage ; c’est le reflet sublime, l’ombre grandiose du genre humain. Il est bien temps que l’humanité, comme Narcisse qui s’admirait dans la fontaine, s’arrache enfin à cette contemplation stérile, et que, se connaissant elle-même, elle ait conscience de sa divinité. Cette découverte appartient à M. Feuerbach ; une foule de docteurs hégéliens ont accueilli avec transport la bonne nouvelle,