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n’a rien fait que sa grande toile. Aussi est-ce la plus pénible, la plus travaillée qu’il ait produite, et l’a-t-il, on l’a vu, grattée plusieurs fois. Et puis, que de temps dévoré par son mal ! que de souvenirs déchirans ! que de calamités et d’angoisses fantastiques, et cependant poignantes ! Le jour des Morts, il écrit : « C’est aujourd’hui que l’on prie pour ceux qui ont été enlevés à la terre. Hélas ! nos prières feront-elles du bien à ceux que nous regrettons ? Quoi qu’il en soit, je ne suis pas moins porté à les faire, bien que, dans notre culte (il était protestant), nous n’ayons pas cette obligation ; mais tout ce qui parle à l’ame, au cœur, devrait être universellement reçu, et il me semble qu’il y a quelque chose d’attendrissant dans ce commun accord de lamentations des vivans pour ceux qui ne sont plus : elles nous font réfléchir à notre destinée. »

Enfin, à travers tous ces paroxysmes nerveux et ces pensées de tombeaux, après des tâtonnemens sans nombre, après d’immenses labeurs et des milliers d’essais renouvelés, son tableau est arrivé au dernier degré de la retouche, et, le 14 novembre 1834, il écrit à M. Marcotte : « Enfin, je me repose, mon ami ; j’ai laissé mon tableau. Je me repose, parce que ce qu’il me reste à y faire exige tout ce que je pourrai mettre. Cinq ou six jours encore, et il n’en sera plus question. C’est la fin d’un tableau qui le sauve pour un artiste, car alors il en sent la grande masse plus que l’exécution des détails. C’est à ce moment qu’on peut mettre dans ce qu’on a fait une dernière empreinte de génie, si on en a ; c’est alors que vient la poétique par le charme mystérieux de l’effet ; c’est alors que la sensibilité indique ce qu’on doit sacrifier et ce qui doit attirer. Quand tout est fait matériellement, rien n’est fait véritablement pour l’ame. J’ai bien regardé mon tableau : je me suis pénétré de ce que j’ai voulu faire dès le principe, et de ce qui me restait à faire. J’ai pris ma grande résolution, en me disant que je l’abîmerais ou que je réussirais à en faire une production originale. Je suis tombé sur ma toile avec manches retroussées, et, en huit jours, j’ai fait un nouveau tableau. Il y a sans doute de la hardiesse à cela ; mais, que voulez-vous ? j’en suis plein. Si on ne se fait pas connaître à ses amis comme on est, à qui se ferait-on connaître ? Ne croyez pas cependant que je gâte ma peinture jamais je n’ai eu autant de plaisir à y travailler. La persévérance est bonne : elle indique peut-être la capacité. »

Le 30 du même mois, sa fougue a disparu ; il a donné le dernier coup