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pleine mer, où j’ai figuré quelques grands bâtimens. Après un assez grand espace de lagunes est un terrain solide sur lequel sont construits des chantiers de distance en distance.

« Pour l’explication du sujet et pour le pittoresque, j’ai fait voir à un plan reculé une grande barque qui part. Elle est surmontée de ses pavillons, qui expliquent celui que porte le vieillard. La grande voile se déploie ; elle est rouge avec une croix noire. Deux femmes, placées derrière le chef de ma scène, sont retournées du côté de cette barque ; l’une d’elles élève un enfant pour le faire voir à son père. Il faut vous dire encore que mes barques se trouvent dans un grand canal qui traverse une grande partie de Chioggia, et que l’on est obligé de suivre pour sortir du port. Mais en voilà bien assez, car je ne sais si je vous aide beaucoup à débrouiller ma vilaine esquisse.

« Voilà donc cette lettre qui vous fera connaître le point de mon travail de deux ans presque ! Je dis deux ans, et pourtant je vous confesse que, depuis que je l’ai repris, je l’ai tout retourné. Il n’y a absolument que mes femmes que je n’aie pas retouchées. Mon fond a été non-seulement changé de lignes, mais est entièrement différent d’effet ; et ce qu’il y a de singulier, c’est qu’en quelques jours mon tableau, qui n’avait pas une harmonie agréable ; a changé de façon à me faire dire aujourd’hui que je suis bien près du but. Odier m’en paraît aussi satisfait. J’ai été, il faut le dire, favorisé par une bonne santé. Ainsi donc, mon tableau ne me donne plus d’inquiétude ; mais, ne pouvant l’envoyer à l’exposition, je prends le parti de le laisser sécher pendant quelque temps pour le reprendre ensuite d’une haleine. »

« Je suis arrivé ici comme un fou, avoue-t-il à Victor Schnetz (lettre de Venise du 27 mai 1834), et la décision d’y faire tout de suite une grande composition n’a pas été accompagnée de l’inspiration, de ce premier jet qui est beaucoup pour l’originalité d’une composition. Bien ou mal, j’en suis sorti, et je sens pourtant en moi un contentement vraiment grand d’arriver à la fin d’un travail qui, suivant toutes les probabilités, ne devait pas avoir de fin. Je me sens du courage et de bonnes dispositions pour recommencer autre chose, d’autant plus que ma santé s’est bien améliorée. Il est vrai que mon intention est de faire un Repos en Égypte ; peut-être qu’en cela je vais donner encore une preuve d’inconséquence, n’ayant jamais traité de sujets historiques. Vive la liberté cependant, et cette indépendance qui n’asservit pas l’homme aux caprices des autres, et qui retient bien souvent sa verve ! »


V

Il n’abordait qu’avec une sainte horreur ce sujet religieux, qui lui avait été demandé par le comte Louis de Pourtalès. C’était comme une