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d’un pas plus ferme, et avec la rigueur des sciences exactes, dans l’étude des ressorts naturels de la société, et prêter plus tard au gouvernement les lumières qu’une anatomie bien faite apporte dans l’art de guérir ; mais ces lumières mêmes sont précisément ce que bien des gens ne veulent pas ; elles blessaient déjà leurs yeux dans l’enseignement de M. Rossi, et c’est ce qui explique la fureur aveugle qui a porté une révolution triomphante à briser, comme premier coup d’autorité, la chaire modeste du Collège de France. Le champion courageux qui vient d’y rentrer aujourd’hui par la brèche a remercié, j’en suis sûr, plus d’une fois son devancier de lui avoir laissé, pour de si rudes épreuves, des armes retrempées par une logique nerveuse.

Cette distinction de la science et de l’art, que M. Rossi porte avec fruit dans l’économie politique, il avait dû en trouver le modèle dans sa propre intelligence. Sur quelque terrain qu’on le rencontre, il y avait en quelque sorte toujours en lui l’homme de la science et l’homme de l’art, l’homme qui excellait à remonter aux principes, l’homme qui réussissait merveilleusement à les accommoder aux habitudes, aux préjugés, aux faiblesses, aux vanités mêmes des hommes. Dans un débat public, il élucidait toutes les questions ; dans un cabinet, il dénouait toutes les difficultés personnelles. Il trouvait, à une grande hauteur de raisonnement, le point de jonction des idées les plus opposées ; il opérait, avec une fine entente du cœur humain, la conciliation des intérêts et des amours-propres en conflit. Ses talens divers se lisaient, pour ainsi dire, sur son visage et dans ce regard de lynx qui perçait sous le profil d’aigle des vieux Romains. Inépuisable en connaissances, fertile en expédiens, il était dans les affaires un inappréciable conseiller. Presque tous les hommes politiques de France ont recherché ses avis : il resta leur ami commun à travers la vivacité de leurs dissentimens. Dans cette position délicate, aucun d’eux n’a jamais eu de plaintes sérieuses à faire contre lui, et ses efforts ont toujours tendu à faire cesser des divisions funestes dont il apercevait les conséquences.

Le rôle de M. Rossi, dans la diète constituante de Suisse en 1833 et dans les affaires d’Italie pendant ces trois dernières années, sont les deux faits capitaux de sa vie politique. Il est curieux de considérer combien, sur des théâtres et sous des personnages différens, on retrouve exactement le même ordre d’opinions et la même ligne de conduite. M. Rossi arrivait à Lucerne, en 1835, pour y représenter, au nom du canton de Genève, une opinion mitoyenne entre les tendances rétrogrades et superstitieuses des petits cantons catholiques et l’exaltation radicale des cantons révolutionnaires. Dès cette époque, de bons esprits prévoyaient qu’une collision finirait par éclater dans ce petit pays, où la Providence s’était plu à resserrer tout ce qui divise et anime les hommes, différences de mœurs, de religion et de principes, comme pour se donner, dans un bassin resserré, le spectacle de leurs orages. Pour prévenir cette lutte, le but des hommes modérés était de constituer dès-lors, à la place du pouvoir fédéral incertain, tiraillé, impuissant, tel qu’il sortait du pacte de 1815, une autorité centrale véritable, fidèle expression de la majorité de la Suisse, et en mesure de faire respecter tour à tour la volonté commune aux minorités turbulentes, et le droit des faibles aux majorités oppressives. D’un commun aveu, le projet de pacte rédigé par M. Rossi avait trouvé l’art de concilier l’intégrité de l’indépendance cantonale avec la force de l’autorité fédérale. La Suisse entière le regrette aujourd’hui ; elle le méconnut alors. Le sacrifice de quelques privilèges