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Nous ne nous forgeons pas non plus d’illusions sur l’œuvre réservée aux successeurs du cabinet actuel ; c’est une œuvre laborieuse. Il est cependant deux motifs d’espérer qu’elle sera moins âpre dans ses commencemens qu’on n’aurait pu le craindre. D’abord l’immense majorité qui s’est jetée sur le candidat victorieux empêchera toute rivalité de se traduire au grand jour, tant on sentira l’impuissance des rancunes. Puis cette autorité présidentielle sera la représentation du pouvoir sous la forme la plus parfaite que les théories républicaines veuillent bien lui attribuer ; et quelles que soient les invectives de la montagne contre le système de la présidence, il faudra bien que les radicaux eux-mêmes, dans la présidence qu’ils détestent, respectent le dogme du suffrage universel. Ainsi le président prendra possession du fauteuil dans une certaine sécurité. C’est un grand point d’acquis, et nous en sommes heureux pour tout le monde. Puisse seulement la force morale qui résulte de cet accord presque universel des suffrages ne pas s’évanouir au lendemain du scrutin, puisse-t-elle être employée sagement dans des vues de concorde intelligente ! Nous serons alors les premiers à la ménager en l’entourant de nos respects. Évidemment le pays voulait à tout prix se recouvrer lui-même ; il a rendu la violence qu’on lui avait faite : les hommes de la veille comprennent-ils cette leçon ?

Avec l’élection du président de la république, nous commençons donc une expérience nouvelle ; nous entamons un nouveau chapitre dans cette rapide histoire de nos révolutions. Quand ce changement ne résulterait pas des conditions mêmes de notre état intérieur, il se trouverait amené par la révolution profonde qui s’accomplit autour de nous. Il nous faut, vis-à-vis du dehors, une autre attitude, car tout au dehors a pris une autre face. L’Europe, un instant chancelante, se rasseoit sur ses bases essentielles, et s’y affermit avec une sagesse dont nous ne devons pas manquer de faire notre profit, si nous ne voulons pas qu’elle tourne contre nous. C’est un bel exemple que nous avons plaisir à contempler du milieu de nos propres vicissitudes : nous y puisons un enseignement précieux pour résister à tous les fauteurs des partis extrêmes, pour continuer à garder entre leurs suggestions contradictoires cette ligne de ferme modération et de progrès raisonné où nous aimons à maintenir notre libéralisme.

Oui, nous aussi nous avons eu, et les premiers de tous, durant cette épreuve universelle, nous avons eu des minorités envahissantes qui ont prétendu nous dicter la loi, des médiocrités infatuées d’elles-mêmes qui se sont élevées de leur chef aux postes les plus périlleux pour en tomber avec plus d’éclat ; nous avons eu des théoriciens de toutes les sortes, des tribuns de toutes les couleurs, qui ont versé librement dans la société les semences désastreuses de leurs utopies et de leurs passions. Nous avons vaincu tout cela, vaincu sinon dompté ; mais, en haine de ces utopies et de ces passions encore frémissantes, il est d’autres gens aussi qui ne croiront pas de long-temps qu’on puisse pousser trop loin ou peser trop fort. Le mouvement de la vie publique en a produit l’effervescence et le désordre ; ils voudraient supprimer le mouvement. Le sang qui circulait à travers la masse des nations dans ce corps multiple dont tous les membres se joignent chaque jour de plus près, le sang du corps européen s’est pour ainsi dire enflammé ; afin d’éviter la fièvre, ils tâcheraient volontiers d’arrêter la circulation. Ils allaient, en aveugles, aux dernières limites de la démocratie, ils ne se sentaient pas la force d’enrayer ; ils sont tout prêts à briser aujourd’hui le char lui-même, au lieu d’apprendre à le conduire. Et nous l’avouons, quand on voit