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être plus fort que sa terre. Cela signifie que le cultivateur est parfois obligé de nourrir sa terre, au lieu d’être nourri par elle. C’est le cas ordinaire dans les défrichemens, à moins qu’on ne livre à la charrue des terres d’une richesse exceptionnelle, comme il arrive dans les colonisations lointaines. Un sol dégradé par une longue inculture exige, pour être revivifié, un amendement, des engrais, de nombreuses manipulations ; il faut qu’une série de récoltes préparatoires précède les cultures exigeantes. On a calculé que, si le produit net représente 25 pour 100 sur la première avance faite à la terre, et sans compter la main-d’œuvre courante, le défricheur n’entre en bénéfice qu’à partir de la huitième année. Votre concessionnaire, choisi parmi les plus pauvres, aura-t-il la patience et la liberté d’attendre ? Non, sans doute. A peine installé, il défoncera péniblement le sol. S’il possède déjà un coin de terre, il appauvrira ses anciennes cultures pour répandre sur son nouveau champ le quart de l’engrais nécessaire. Il se hâtera de semer quelques grains ou des racines ; mais, un rendement trop faible ne l’indemnisant pas de ses peines, il se découragera peu à peu, et finira par transmettre clandestinement ses droits à un voisin plus capable de les faire valoir.

Vous vous flattez de créer une richesse nouvelle ; craignez, au contraire, d’accroître la pauvreté en multipliant les cultivateurs nécessiteux et impuissans. Je ne suis pas de ceux qui proscrivent absolument la petite culture. J’ai déjà constaté qu’elle peut être aussi rationnelle, aussi productive que la grande industrie agricole. La moyenne du morcellement en France étant de 4 hectares 58 ares par parcelle, ce sont précisément les contrées les plus riches qui descendent au-dessous de cette moyenne, et les régions les plus négligées qui sont le moins fractionnées[1]. C’est là un fait exceptionnel ; il ne faut pas se tromper sur sa signification. Le cultivateur de la Flandre ou de l’Alsace, exerçant à proximité des centres populeux, associé à un grand mouvement commercial, utilisant, à défaut de fumier, les résidus des fabriques, peut donner un grand prix au moindre carré de terre. Lorsqu’on déplore la subdivision illimitée et irréfléchie du sol, on a en vue ces autres propriétaires qui ne mangent ni viande ni pain blanc ; on se rappelle que, sur 6 millions d’habitations rurales soumises à l’impôt, il y a 3 millions et demi de cabanes avec une porte et une ou deux fenêtres, quelquefois même sans fenêtre !

Y eût-il possibilité d’allouer au paysan le capital en engrais, en

  1. Les départemens où l’étendue moyenne des parcelles est la plus petite sont le Bas-Rhin (172 ares), le Haut-Rhin (214 ares), le Nord (237 ares). — Les départemens où la moyenne du morcellement est la plus grande sont les Landes (21 hectares 22 ares), les Basses-Alpes (11 hectares 63 ares), la Lozère (11 hectares 38 ares).