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elles n’éclairaient admirablement le fond des mœurs de l’Irlande. Tous les exemples, et, si l’on veut, tous les types de la race irlandaise s’y trouvent, depuis le dernier vagabond qui va boire à la Lune de Dublin, cabaret infect du quartier des gueux, jusqu’au chef de parti et au membre du parlement. Les meilleurs et les pires de ces personnages sont également sans principes. Le prêtre jovial Martin Doyle, abbé joufflu, tel qu’on les rêvait au temps de la réforme, et qui apparaît dans sa gloire à la fin d’un repas, lorsqu’il quête au nom de la Vierge, en haine des Saxons, les shellings et les guinées des convives repus, n’a pas d’idées morales plus arrêtées que Lanty Lawler, marchand de chevaux qui vend les secrets du gouvernement aux conspirateurs et les projets des conspirateurs au gouvernement. Je n’estime pas plus Tom Heffernan, maquignon politique des consciences, ami de lord Castlereagh et qui apporte à son maître l’appoint de douze votes dans une matinée, jouant ce jeu pour s’amuser, froidement, sans intérêt, ainsi qu’on joue une partie de billard, que le voleur de profession Fresney, qui rançonne les riches pour donner aux pauvres. Dans cette société hors de ses gonds, la notion du bien moral a disparu, et cette société est perdue. Les héros sont les destructeurs ; la négation hardie est seule honorée ; une fureur folâtre contre les institutions sociales ravit toutes les ames. L’idole populaire est un gentilhomme musculeux, vingt fois ruiné, que ses créanciers n’osent pas saisir, toujours ivre, toujours lucide dans l’ivresse même, Hercule intelligent, ami du peuple avec lequel il boxe et se grise ; grand joueur, aristocrate renforcé, prodigué d’aumônes, d’injures, de coups de poing, de générosités et de coups d’épée, et dont la vieillesse ne calme pas la fougue invincible et n’affaiblit pas la popularité joyeuse. Ce type de Bagenal Daly, le chef-d’œuvre de M. Lever, n’a pu se développer qu’en l’absence de toute vie sociale régulière. Le célèbre O’Connell lui ressemble en quelques points ; grace à cette analogie, O’Connell a été roi, vingt années durant, du pays dont il aggravait la misère et creusait le tombeau.

Reproducteur fidèle de ces types extraordinaires, M. Lever mérite l’attention. S’il fallait le juger comme simple romancier, la critique aurait trop à reprendre dans ses œuvres. Vulgarité des plans, trivialité des incidens et des péripéties, redites et longueurs, abus des dialogues sans signification et sans effet, exagération des ressorts mélodramatiques, enfin absence ou inégalité de style, — malgré ces défauts et d’autres encore, un intérêt vif s’y attache, un intérêt réel : ils sont éminemment nationaux. Caractères et passions, politique et morale, qualités et vices, tout est de souche hibernoise dans O’Donoghue, le Sire de Gwynne et Lorrequer. Harry Lorrequer est le récit d’aventures ; le Sire de Gwynne, le roman politique ; O’Donoghue, la narration pittoresque et sentimentale. Ce dernier roman s’accorde complètement avec les vieux et