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nous, ils passent vite de la pensée à l’acte. A la véhémence, à la crédulité, à l’apathie orageuse et ardente de l’Asiatique, l’Irlandais joint la souplesse et la versatilité du Kelte. L’amour et la guerre lui sont nécessaires. Sa nullité politique et son infériorité commerciale le repoussent souvent dans l’ivresse et l’orgie, qui, sous un autre soleil et dans une autre situation, ne le séduiraient pas. Un éternel combat lui sert de distraction et de soulagement. Quand il ne se bat pas, il crie et simule ainsi la lutte dont il ne peut pas jouir. La conversation des gens du peuple est un drame et un tapage perpétuels. Jusqu’aux enfans qui sortent du collége et vont à la promenade trouvent l’occasion d’attaquer les passans ; le peuple s’en mêle ; on s’attaque, on se défend à coups de pierres. Sans but pour son activité et étouffant sous sa destinée, l’Irlandais reste fidèle à sa triste patrie ; c’est le beau côté de son caractère. Le sillon irlandais ne s’efface pas ; il est partout reconnaissable dans les sphères de l’art, de la poésie ou de la politique. La jeune fille d’Irlande, aux yeux bleus et aux cheveux noirs, pleine de séductions et de caprice, chante ses mélodies nationales, folâtres et farouches, mélancoliques et joyeuses, qui des mouvemens lents et douloureux s’élancent sans transition aux rhythmes les plus vifs. Enfin, une vieille civilisation du Midi se cache au fond de cette barbarie du Nord, un rayon de soleil apparaît, sous les nuages, un éclat de poésie orientale sourit à moitié sous les larmes et les haillons. Étrange et triste grandeur ! la politique même est un peu folle en Irlande, ce dont personne en France n’a droit de s’étonner ; tout en prenant ses grelots et secouant sa marotte, elle excite les émeutes, casse des têtes, affame gaiement des populations, met les villages au niveau du sol et se perd en frais d’éloquence qui ruinent le pays et enrichissent le pays voisin. Ce n’est pas à nous, hélas ! qu’il appartient de la blâmer.

Telle est l’infortunée Irlande qui représente deux races mortes : le keltisme, écrasé et étouffé par les Teutons et les Romains, et les vieux Phéniciens ou Ibères. On dirait que les Irlandais, dans leur extravagance désespérée, comprennent leur situation, et qu’ils entendent le bannchie planer en gémissant sur l’Ile Verte et lui annoncer la mort. Quand le bannchie (banshee) se lamente au-dessus d’une maison, quelqu’un y mourra ; le bannchie est le génie des races anciennes, l’ame totale de la famille et du clan. Cette désolation semble respirer même dans le paysage irlandais, qui ne ressemble à aucun autre. Les lignes des montagnes y, sont bizarres et brisées. Dans les cavités profondes de ses blocs superposés, le granit fait place aux bruyères de couleur écarlate et à la verdure sombre des fougères. Sur les flancs des collines serpentent et tombent, à plis sinueux, des milliers de cours d’eau qui écument sur les arêtes des rocs, et vont se réunir, en gémissant, dans le creux des vallées. Le long des côtes, il y a des glens ou ravines de