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Le poème intitulé Intermezzo est, à notre sens, l’œuvre peut-être la plus originale de Henri Heine. Ce titre, volontairement bizarre et d’une négligence un peu affectée, cache plutôt qu’il ne désigne une suite de petites pièces isolées et marquées par des numéros, qui, sans avoir de liaison apparente entre elles, se rattachent à la même idée. L’auteur a retiré le fil du collier, mais aucune perle ne lui manque. Toutes ces strophes décousues ont une unité, — l’amour. C’est là un amour entièrement inédit, — non qu’il ait rien de singulier, car chacun y reconnaîtra son histoire ; ce qui fait sa nouveauté, c’est qu’il est vieux comme le monde, et les choses qu’on dit les dernières sont les choses naturelles. — Ni les Grecs, ni les Romains, ni Mimnerme, que l’antiquité disait supérieur à Homère, ni le doux Tibulle, ni l’ardent Properce, ni l’ingénieux Ovide, ni Dante avec son platonisme, ni Pétrarque avec ses galans concetti, n’ont jamais rien écrit de semblable. Léon l’Hébreu n’a compris rien de pareil dans ses analyses scholastiques de la Philosophie d’amour. Pour trouver quelque chose d’analogue, il faudrait remonter jusqu’au Cantique des Cantiques, jusqu’à la magnificence des inspirations orientales. Son origine hébraïque fait retrouver au voltairien Henri Heine des accens et des touches dignes de Salomon, le premier écrivain qui ail confondu dans le même lyrisme le sentiment de l’amour et le sentiment de Dieu.

Quel est le sujet de l’Intermezzo ? Une jeune fille d’abord aimée par le poète, et qui le quitte pour un fiancé ou pour tout autre amant riche ou stupide. Rien de plus, rien de moins ; la chose arrive tous les jours. La jeune fille est jolie, coquette, frivole, un peu méchante, moitié par caprice, moitié par ignorance. Les anciens représentaient l’âme sous la forme d’un papillon. Comme Psyché, cette femme tient dans ses mains l’âme délicate de son amant, et lui fait subir toutes les tortures que les enfans font souffrir aux papillons. Ce n’est pas toujours mauvaise intention sans doute ; cependant la poussière bleue et rouge lui reste aux doigts, la frêle gaze se déchire, et le pauvre insecte s’échappe tout froissé. Du reste, chez cette jeune fille peut-être aucun don particulier, ni beauté surhumaine, ni charme souverain ; — des yeux bleus, de petites joues fraîches, un sourire vermeil, une peau douce, de l’esprit comme une rose et du goût comme un fruit, voilà tout. Qui n’a dans ses souvenirs de jeunesse un portrait de ce genre à moitié effacé ? Cette donnée toute vulgaire, qui ne fournirait pas deux pages de roman, est devenue entre les mains de Henri Heine un admirable poème, dont les péripéties sont toutes morales ; toute l’âme humaine vibre dans ces petites pièces, dont les plus longues ont trois ou quatre strophes. Passion, tristesse, ironie, vif sentiment de la nature et de la beauté plastique, tout cela s’y mélange dans la proportion la plus imprévue et la plus heureuse ; il y a çà et là des pensées de moraliste condensées en deux vers, en deux mots ; un trait comique vous fait pleurer, une apostrophe pathétique vous fait rire ; — les larmes à chaque instant vous viennent aux paupières et le sourire aux lèvres, sans qu’on puisse dire pourquoi, tant la fibre secrète a été touchée d’une main légère ! En lisant l’Intermezzo, l’on éprouve comme une espèce d’effroi : vous rougissez comme surpris dans votre secret ; les battemens de votre cœur sont rhythmés par ces strophes, par ces vers, de huit syllabes pour la plupart. Ces pleurs que vous aviez versés tout seul, au fond de votre chambre, les voilà figés et cristallisés sur une trame