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entière, non un clair-obscur du sentimentalisme allemand. Sa forme, à lui, est resplendissante de beauté, il la travaille et la cisèle, ou ne lui laisse que des négligences calculées. Personne plus que Heine n’a le souci du style. Ce style n’a ni la période courte française ni la période longue allemande ; c’est la période grecque, simple, coulante, facile à saisir, et aussi harmonieuse à l’oreille qu’à la vue.

Heine n’a jamais fait, à proprement dire, un livre de vers ; ses chants lui sont venus un à un, — suggérés toujours soit par un objet qui le frappe, soit par une idée qui le poursuit, soit par un ridicule qu’il poursuit lui-même. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est d’avoir attaqué, souvent avec trop de cruauté, ses ennemis personnels. C’est là l’ombre de sa lumière. Plus tard il a reconnu ce tort, mais personne ne le lui reprochait plus, car, même quand il a tort, même quand celui qu’il frappe est une victime digne de pitié, on reconnaît la main du maître en ces sortes d’exécutions : il ne la fait pas souffrir long-temps, il l’abat d’un coup de stylet ou la dépouille en un instant de ses deux mains, comme Apollon arrachant la peau de Marsyas. Dans les poèmes politiques, il s’attache souvent à des personnalités pour en faire jaillir quelques idées justes et frappantes ; il châtie en faisant rire. C’est un Aristophane philosophe qui a le bonheur de s’attaquer à d’autres qu’à Socrate.

Heine n’a jamais créé de système, il est trop universel pour cela ; il n’a songé qu’à retrouver les traces et les contours oubliés de la beauté antique et divine. C’est le Julien de la poésie, plutôt encore que Goethe, parce que, chez Goethe, l’élément spiritualiste et nerveux prédomine beaucoup moins. On le reconnaîtra facilement par la citation que nous allons faire de l’un de ses poèmes. Nous ne craignons pas de jeter cette analyse poétique au milieu des préoccupations du moment, parce qu’il y a des sentimens qui font éternellement vibrer le cœur. L’histoire du cœur d’un grand poète n’est indifférente à personne. Chacun se reconnaît pour une part dans une telle analyse, comme, en voyant une pièce anatomique, on retrouve avec surprise les nerfs, les muscles et les veines que l’on sent vibrer en soi-même. Seulement, un système particulier prédomine dans chaque organisation. À ce point de vue, tel poète, Goethe par exemple, serait d’une nature musculeuse et sanguine. C’est le génie harmonieux de l’antiquité résultant de la force et du calme suprême. Une glaciale impartialité préside aux rapports qu’il établit entre lui et les autres, et l’on peut s’assurer que l’amour même aura chez lui des allures solennelles et classiques. Il lui faudra des obstacles calculés, des motifs tragiques de jalousie ou de désespoir ; il aimera la femme de son ami et se tuera de douleur, comme Werther, ou bien il adorera la sœur d’un prince et deviendra fou comme le Tasse, ou encore, ce sera un chassé-croisé de sentimens contraires comme dans les Affinités électives, ou bien l’amour dans des classes différentes comme l’amour d’Hermann pour Dorothée, de Claire pour Egmont. Dans Faust, on trouvera même des amours imprégnées de supernaturalisme ; mais l’analyse patiente et maladive d’un amour ordinaire, sans contrastes et sans obstacles, et tirant de sa substance propre ce qui le rend douloureux ou fatal, voilà ce qui appartient à une nature où la sensibilité nerveuse prédomine, comme celle de Henri Heine. L’antiquité n’a point laissé de traces d’une telle psychologie, qui prend évidemment sa source dans le sentiment biblique et chrétien.