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y auront mis bon ordre ! — Est-il donc si facile, repris-je, de se marier sans être veuve ? — Bah ! ce n’était pas alors comme sous ce pape-ci ; pour de l’argent, on eût épousé son père ! » Et en me racontant ainsi les agitations de sa vie, Maria Grazia, déchue aujourd’hui comme tant d’autres gloires, refleurissait d’une jeunesse nouvelle, et retrouvait un accent de fierté extraordinaire.

L’abbé Richard, dans sa Description de l’Italie, accuse les femmes romaines, même du premier rang, « d’aller, dans leurs promenades nocturnes de l’été^ chez les bouchers, voir tuer les bœufs, dont elles se plaisent ensuite à examiner les entrailles palpitantes. » Ce reproche serait souverainement injuste aujourd’hui, et l’a probablement toujours été. Les grandes dames de nos jours ne sont plus ces fameuses matrones de l’antiquité dont le pouce impitoyable décidait de la vie et de la mort des gladiateurs. On a dit également que ces cruels spectacles attiraient les femmes des montagnes, dont l’aisance de la vie n’a point amolli le cœur et chez qui, au contraire, l’habitude des luttes sanglantes a dû entretenir des instincts sauvages et le besoin des impressions fortes ; on a parlé de mille folies auxquelles les aurait poussées le besoin de sentir, d’être averties en quelque sorte de leur existence : tout cela, pur roman. Les habitantes de la montagne, celles même, entre les femmes de brigands, qui jadis ont chargé le fusil des héros de la forêt, n’ont nullement ces instincts féroces, et ne s’affichent point ainsi à Rome. Pauvres gens pour qui tout est cher, elles ne quittent pas, à moins d’être modèles, les places Montanara et Campo de Fiori, où sont leurs affaires et leurs habitudes. Elles ne fréquentent aucun des spectacles des dernières classes, et leurs mœurs, que relève, sous le haillon, une certaine dignité indépendante, n’ont rien des bassesses de la lie de Rome. Ignoble comme celle de toutes les grandes villes, celle-ci n’est point ce qu’on appelle le peuple romain ; elle n’en a que le nom. A défaut de bêtes fauves dans les arènes, à défaut de lutteurs humains et de gladiateurs, il lui siérait bien de hanter les boucheries, elle que l’on voit courir avidement au mausolée d’Auguste, prostitué de temps à autre à de grotesques joutes où de malheureux bossus luttent contre des veaux, comme si, pour ces contrées amoureuses de la forme, le bossu n’était point un homme[1] !

La Maria Grazia et sa sœur Teresina, qui est morte en 1839, ont posé

  1. Cette parodie des combats antiques et des héroïques combats espagnols de taureaux montre combien le populaire de Rome affectionne le grotesque, comme pour se délasser du beau dont il est entouré. Il faut être un bossu vérifié pour être admis dans l’arène. Les veaux sont de pauvres bêtes efflanquées auxquelles les cornes commencent à poindre. Excités par les bossus, par les cris des spectateurs, par des pointes acérées, ils entrent en fureur et portent à la fin de vigoureux coups. J’ai vu un des malheureux bossus, qui en avait été blessé et mis hors de combat, essayer de sortir de l’arène. La populace l’empêcha de sortir, et criait au veau : « Tue ! tue ! » afin d’en avoir pour son argent.