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notre Institut. Tous ces hommes, nés à quelques pas de distance les uns des autres, se sont assis sur les bancs de la même école de village, tenue par un digne maître à qui plus tard la tête tourna d’orgueil aux succès de Robert.

Le père de Léopold était un horloger monteur de boîtes. Sa mère, qui fut toujours d’une santé débile, et qui mourut d’une maladie de langueur en 1828, était une personne d’une piété touchante et d’une exquise délicatesse de sentimens. Léopold avait deux frères : Alfred, plus jeune que lui d’une année, et qui, par suite de peines de cœur, s’est coupé la gorge avec son rasoir, le 20 mars 1825, dix ans, jour pour jour, avant que le peintre des Pêcheurs se vouât au même sort, et Aurèle, le plus jeune des trois, qui s’est fait connaître par des dessins et des peintures fort goûtés à nos expositions. Deux sœurs complétaient cette famille : l’une, honorablement mariée ; la seconde, volontairement consacrée au célibat pour soigner son vieux père, mort seulement depuis peu d’années. Tous ces enfans, heureusement doués, avaient pris à tâche de développer les qualités qu’ils avaient reçues de la nature, et les parens s’étaient imposé de grands sacrifices pour ouvrir à leur jeune famille les sources d’une instruction morale digne de leurs mœurs patriarcales et pures.

La biographie qui découvre après coup, dans l’enfance des grands artistes, le facile horoscope de leur destinée future, se trouverait, sur plusieurs points, en défaut pour Léopold. Lui qu’on vit plus tard si triste et si morose, montra, durant ses premières années, une vivacité et une pétulance indomptables avec un naturel ouvert des plus aimables et des plus attachans. La maison où il avait vu le jour est en dehors du village, dans la campagne, sur le chemin qui conduit au Locle. C’est une des plus anciennes du lieu, et sa modeste apparence contraste avec les proportions considérables des constructions modernes, véritables ruches qui contiennent quelquefois jusqu’à vingt familles d’ouvriers[1]. Léopold errait çà et là au milieu des pâtres, prenant plaisir à leurs mœurs. Si la poésie bucolique s’est réfugiée quelque part, c’est en Suisse. Bientôt l’enfant saisit le crayon et ne le quitta plus. Papier, murailles, tout se couvrait de ses esquisses, et un œil attentif eût pu démêler dans ses essais informes, mais empreints d’observation autant que de naïveté, quelque germe de ce goût qui devait faire de lui un artiste. Son bisaïeul maternel, vieillard presque séculaire, mais d’une trempe d’esprit vigoureuse, étant venu, dans ce

  1. Depuis la mort de Robert, des mains amies ont placé au-dessus de la porte de la maison une inscription gravée qui rappelle qu’elle est le lieu de sa naissance. L’autorité locale s’est opposée à l’érection d’aucun autre monument en l’honneur de l’artiste, à raison de son genre de mort. Les Genevois ont pu se montrer moins sévères pour leur propre gloire à l’endroit de Jean-Jacques Rousseau.