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enrichi personne ? Faut-il lui dire que, lorsque l’état doit une somme, et que son ministre la trouve en compte courant au trésor, ce qu’il trouve, c’est l’obligation de la payer, et rien de plus, tandis que, si à côté de la dette, il trouve un bon coupon de rente, sa position et celle de son prêteur sont incomparablement préférables. Jusqu’ici, les prêteurs sur gage se croyaient quelque prudence : M. Garnier-Pagès leur apprend qu’ils sont les plus fous des hommes. Ce qui est dangereux, c’est de prêter sur nantissement ! Il est cent fois plus sûr de prêter sur parole ! Décidément, le cœur n’est plus à gauche ; on nous a changé tout cela ! « Mais, dit M. Garnier-Pagès, le gage était transformé, il n’était plus libre ! » Et que vouliez-vous donc qu’on fît pour qu’il restât libre ? Fallait-il le garder en nature, en écus ? laisser s’entasser, s’immobiliser pour l’éternité peut-être, 355 millions dans les caves du trésor ? condamner l’état à payer en pure perte, sans la moindre compensation, de 12 à 15 millions d’intérêt chaque année ? et, ce qui est plus grave encore, enlever au commerce, à l’industrie, cette masse énorme de numéraire si nécessaire à leurs besoins ? Est-ce bien là ce que veut M. Garnier-Pagès ? On ne peut y croire en vérité, et cependant, ou ses paroles n’ont pas de sens, ou c’est là ce qu’il a voulu dire. À ce compte, il faut supprimer tous les établissemens de crédit, il faut fermer la Banque de France, ou bien exiger d’elle qu’il soit conservé dans ses coffres autant de sacs de 1,000 francs qu’elle émet de billets. Quel blasphème ! Un Lombard du XIIIe siècle en hausserait les épaules ! C’est de la barbarie toute pure en matière de crédit et de circulation !

Il est pourtant une justice qu’il faut rendre à M. Garnier-Pagès : il n’a pas attendu d’être ministre pour professer hardiment ce système. Chaque fois que dans l’ex-chambre il était question de la dette flottante, le financier de l’extrême gauche se levait, et s’écriait (sans grand appui, je dois le dire, même du côté de ses amis) : « Vous oubliez les rentes des caisses d’épargne, c’est encore là de la dette flottante[1]. » Si la fidélité à une opinion était la mesure de sa justesse, le système de M. Garnier-Pagès serait donc irréprochable. Par malheur, il n’en est pas ainsi : alors, comme aujourd’hui, qu’il nous permette de le lui dire, il se laissait abuser par un mot. C’est là un accident très familier à certains esprits, et, j’ose ajouter, sur certains bancs de nos assemblées. On y prend les mots à la lettre, et on en tire logiquement d’inflexibles conséquences sans jeter le moindre regard sur les faits. Ici, c’est au mot exigible qu’on est venu se heurter. Oui, sans doute, en pure logique, les créances des caisses d’épargne sont toutes incessamment exigibles : mais s’ensuit-il qu’en fait elles puissent jamais être

  1. Notamment, et pour la dernière fois, dans la séance du 26 janvier 1848. Moniteur du 27, p. 201.