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Ce n’est pas que les bonnes intentions aient manqué aux hommes du pouvoir pour encourager la fantaisie. Il y a même eu à cet égard un luxe de promesses et de projets gigantesques qui prouve qu’on avait à cœur de dissiper les inquiétudes qu’inspirent aux poètes, aux peintres et aux musiciens, les nouvelles destinées qu’on a faites à la France ; mais ces mille projets d’organisation des beaux-arts, qui ont préoccupé tant d’esprits et qui ont donné lieu à tant d’espérances chimériques, sont tous entachés du péché originel qui pèsera longtemps sur l’avenir de la république, et qui consiste à croire que l’initiative factice de l’état peut suppléer à l’action naturelle de la société. C’est l’erreur dont sont imbues toutes les écoles socialistes. Les arts sont le résultat de la civilisation des siècles et de cette lente accumulation du travail humain qui constitue les loisirs et qu’on appelle capital en économie politique. Ils sont le luxe de l’esprit et de l’ame, le produit naturel du jeu facile des organes de la vie. Préservez la société de ces doctrines perverses et sauvages qui s’attaquent aux principes mêmes qui la constituent, rétablissez l’ordre dans les rues et dans les consciences, et les arts refleuriront sans l’aumône de l’état, comme l’expression de la force, de l’aisance et de la sécurité de tous. C’est ainsi que la fraîcheur et la transparence du teint révèlent la santé du corps humain bien mieux que les couches de vermillon dont les acteurs se couvrent le visage. Ce qui se passe depuis six mois entre le gouvernement et la société française ressemble beaucoup à cette scène du Festin de Pierre, où Pierrot dit à Charlotte : « Jerniguienne ! je veux que tu’m'aimes, » et où Charlotte lui répond : « Eh bien ! j’y ferai tout ce que je pourrai ; mais il faut que ça vienne de soi-même. » Molière a raison, on ne commande, on ne décrète ni l’amour ni les beaux-arts.

Depuis que l’Opéra a pris le titre de Théâtre de la Nation, il n’a produit d’autres nouveautés qu’un ouvrages en deux actes de M. Benoît, intitulé : L’Apparition, et tout récemment un ballet pantomime : Nisida ou les Amazones des Açores, dont la musique est également de ce compositeur. Il serait assez difficile de s’expliquer ce qui vaut à M. Benoît la grande faveur dont il jouit auprès de l’administration actuelle du premier théâtre lyrique de la France. Pour être admis à parler aussi souvent au public, est-ce donc assez d’une habileté pratique dont on s’exagère beaucoup la portée, et qui se réduit à savoir arranger ensemble avec une certaine élégance une succession de lieux communs très peu récréatifs ? Pourquoi ne pas essayer de préférence la veine de l’un des nombreux lauréats qui promènent leurs loisirs sur le boulevard des Italiens, en maudissant un pays qui, après leur avoir fait donner une excellente éducation musicale, leur laisse fermer tous les théâtres où ils pourraient rendre à la nation ce que la nation leur a prêté ? Oh ! quel singulier peuple nous sommes ! Aventureux et téméraires en politique, le moindre prétexte nous est bon pour renverser un gouvernement, et puis nous reculons devant la plus légère inno"vation lorsqu’il s’agit des plaisirs de l’esprit. Audacieux et routiniers, c’est ainsi que d’Alembert nous jugeait déjà lorsqu’il dit quelque part que cinquante ans après l’avènement de Newton on enseignait encore dans l’université de France la physique et les tourbillons de Descartes. Disons cependant que, malgré la musique de M. Benoît, le ballet de Nisida offre un spectacle très agréable.

Il y a quelques jours, M. Félicien David a fait entendre à l’Opéra une œuvre nouvelle, intitulée : L’Éden. C’est une troisième édition considérablement affaiblie du Désert. M. David persiste à se renfermer dans un genre déplorable,