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où, par une mesure extrême, leur propriété perd plus des deux tiers de sa valeur. Les créanciers, de leur côté, ne seront pas plus favorisés : s’ils veulent exercer leurs droits, ils n’auront qu’à se disputer entre eux d’anciennes fortunes, et qu’à réclamer leur part dans l’indemnité, qui, de cette façon, se divisera à l’infini et ne profitera ni à l’ancien propriétaire d’esclaves ni à la colonie. Le but est donc complètement manqué.

Le gouvernement n’a pas voulu marchander aux nouveaux affranchis les avantages que leur confère leur titre de citoyen français. Dès le lendemain de leur émancipation, il les admet à l’exercice de la souveraineté. Le suffrage universel est appliqué aux colonies comme dans la métropole. Tout individu âgé de vingt-et-un ans, résidant dans la commune depuis six mois, concourt directement à l’élection des représentans. Les listes électorales sont dressées au moyen :

1° Des listes électorales antérieures, ayant servi aux élections de tous les degrés ;

2° Des tableaux de dénombrement et des registres de la population actuellement libre ;

3° Des contrôles de la milice ;

4° Des registres qui devront être immédiatement établis pour la population actuellement esclave, et sur lesquels tous les individus portés aux registres matricules des esclaves seront inscrits sous les noms patronymiques qui leur seront attribués[1].

Les colonies sont donc assimilées à des départemens, et n’ont plus une constitution politique distincte de celle de la France. Ce peut être pour les noirs, nouvellement arrivés à la liberté, un motif d’orgueil ; mais les citoyens français du continent, qui ont long-temps combattu le despotisme, et se sont distingués entre toutes les nations par leurs mœurs policées, par leurs lumières, par leur sociabilité, avant d’atteindre à ce complément de la vie politique, doivent être un peu surpris que les mêmes avantages coûtent si peu à leurs concitoyens d’outre-mer. Ainsi, l’esclave, hier encore, ne relevait que de l’autorité de son maître ; il n’était pas légalement une personne civile, mais une chose ; dans les campagnes, il était considéré comme immeuble par destination : aujourd’hui, sans transition aucune, ce même esclave, devenu citoyen, exerce le droit de nommer les représentans du pays ! Est-ce que le suffrage universel aurait la propriété de l’illuminer soudainement, de lui faire apprécier à leur juste valeur les devoirs du citoyen, alors que tant de gens en France, malgré la civilisation dont nous nous vantons, les comprennent si mal et les exercent d’une façon si malheureuse ? Est-ce que cette vie d’habitation que le noir a menée

  1. Instruction du gouvernement provisoire pour les élections dans les colonies, 27 avril 1848.