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l’hiver. Les gens de la campagne venaient s’informer à la ville de ce que c’était que la révolution, et les bons citoyens s’appliquaient de leur mieux à les éclairer. En échange de cette nourriture de l’âme, un fermier, croyant qu’on se battait à Prague faute de vivres, envoyait en pur don jusqu’à cinq mille pains. C’était plaisir de regarder les étudians faire l’exercice sous les ordres de leurs tribuns militaires. L’exaltation leur ôtait le sommeil ; ils passaient la nuit à manœuvrer dans les cours du Clementinum, l’ancien collège des jésuites. Les gens de lettres eux-mêmes, cette portion indisciplinée de toute société germanique ou germanisante, les gens de lettres se donnaient la main dans un mutuel esprit de concorde : ils voulaient se concerter pour publier de petits livres populaires. Réunis sous la présidence de Schafarik, ils s’engageaient à ne point mésuser de la liberté de la presse, et se confédéraient pour en garantir le bon emploi par une surveillance réciproque.

Enfin, et c’était là le plus curieux, la différence des nationalités, qui avait engendré tant de sourdes rancunes, qui devait bientôt éclater avec tant d’énergie, cette ineffaçable division des deux peuples assis sur une même terre semblait tout à coup effacée par une merveilleuse entente. Bourgeois et étudians s’accordaient à réclamer dans leur double pétition la complète égalité des races. « Le Tchèche et l’Allemand ne sont qu’un même corps, » criait un Allemand en langue tchèche dès la première assemblée du 11 mars. Tous les actes officiels recommandaient cette fraternelle amitié. Les gens de lettres des deux nations déclaraient solennellement qu’ils feraient tous leurs efforts pour maintenir un lien si heureux, de façon que ni l’Allemand ne fût supérieur au Tchèche, ni le Tchèche à l’Allemand, de façon aussi que le Tchèche, en s’élevant à cette égalité, n’en voulût jamais profiter pour venger d’anciennes injures. En même temps ils coupaient court à toute imputation de panslavisme, affirmant qu’ils voulaient l’union permanente de la couronne de Bohême avec l’empire constitutionnel d’Autriche. Le gouvernement encourageait de son mieux ces protestations rassurantes. Il s’était cependant formé, tout aussitôt après les nouvelles de Vienne, une société publique d’amis et d’adeptes de la langue tchèche qui inquiétait un peu. Elle se nommait confrérie de Saint-Wenceslas en mémoire de la soirée du 11 mars, et en moins de quatre jours elle avait réuni un millier de personnes. Les insignes des affiliés étaient un lion d’argent sur la poitrine et une croix rouge au bras ; la croix rouge décorait aussi la bannière blanche de l’affiliation. L’on apprit bientôt que cette confrérie se recrutait de tous les gardes nationaux qui ne voulaient être commandés qu’en tchèche, et l’on se serait tout de suite alarmé, si l’on n’avait cru savoir que la confrérie allait se fondre dans la garde nationale tout entière, laquelle déciderait en corps de la langue qu’on parlerait pour la commander. Il ne devait