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sa carrière de journaliste, de ministre et d’ambassadeur. C’est là que se déploie cette verve satirique, impitoyable pour tout ce qui est vil, et si prompte à saisir le côté ridicule des hommes et des choses. Il y a dans les Mémoires un portrait charmant de l’auteur peint par lui-même, dans lequel nous trouvons ce passage peu rassurant pour nous tous (et le nombre en est grand) qui avons reçu de M. de Chateaubriand des brevets d’immortalité. « Poli, laudatif, admiratif pour les suffisances qui se proclament intelligences supérieures, mon mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d’encens des masques de Callot. » On trouvera beaucoup de ces masques dans la dernière partie des Mémoires à partir de 1830, ce qui n’empêche pas M. de Chateaubriand de rester jusqu’au dernier moment l’homme du rêve, l’artiste épris des beautés de la nature, le chantre inspiré des destinées humaines, des splendeurs éteintes du passé, des agitations du présent et des espérances de l’avenir.

S’il est un parti politique qui espère accaparer M. de Chateaubriand et trouver dans les Mémoires un plaidoyer en sa faveur, ce parti sera singulièrement détrompé ; l’auteur des Mémoires ne relève que de lui. « Respectant le malheur, dit-il, et me respectant moi-même, respectant ce que j’ai servi et ce que je continuerai de servir au prix du repos de mes vieux jours, je craindrais de prononcer vivant un mot qui pût blesser des infortunes ou même détruire des chimères ; mais, quand je ne serai plus, mes sacrifices donneront à ma tombe le droit de dire la vérité. Mes devoirs seront changés ; l’intérêt de ma patrie l’emportera sur les engagemens de l’honneur dont je serai délié. Aux Bourbons appartient ma vie, à mon pays appartient ma mort. »

Les dernières pages des Mémoires sont imposantes, mais tristes. Après avoir énuméré tous les signes de décomposition sociale, tous les symptômes de la grande et universelle maladie d’un monde qui se dissout, M. de Chateaubriand s’écrie : «D’autres hommes ne sont pas cachés derrière les hommes actuels ; si tout changeait demain avec la proclamation d’autres principes, nous ne verrions que ce que nous voyons : rêveries dans les uns, fureurs dans les autres, également impuissantes, également infécondes. » Cependant l’illustre écrivain ne désespère pas de l’avenir. «Un avenir sera, dit-il, un avenir puissant, libre, dans toute la plénitude de l’égalité évangélique ; mais il est loin encore, loin au-delà de tout horizon visible... Avant de toucher au but, avant d’atteindre l’unité des peuples, la démocratie naturelle, il faudra traverser la décomposition sociale : temps d’anarchie, de sang peut-être, d’infirmité certainement. Cette décomposition est commencée ; elle n’est pas prête à reproduire de ses germes non encore assez fermentes le monde nouveau. »

Cette conclusion funèbre nous condamnerait, nous, générations de