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en effet quelque chose d’étrange qui se préparait. « Une intelligence supérieure, dit admirablement l’auteur des Mémoires, n’enfante point le mal sans douleur, parce que ce n’est pas son fait naturel. » Le surlendemain, le 20 mars au matin, sortant du jardin des Tuileries par la porte qui donne sur la rue de Rivoli, M. de Chateaubriand entend un homme et une femme qui criaient : Voici la nouvelle officielle du jugement de la commission spéciale siégeant à Vincennes, qui condamne à la peine de mort le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d’Enghien. «Ce cri, ajoute-t-il, tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie. »

Ici l’auteur des Mémoires s’arrête, et, par une de ces surprises qu’il aime et qu’il nous fait aimer, il franchit trente-quatre ans entre deux chapitres. De 1804 il nous transporte tout à coup en i838, et nous conduit dans un palais désert, à travers des bois jaunis par l’automne : nous sommes à Chantilly, où l’illustre vieillard promène ses rêveries. « Surpris par la pluie, dit-il, je me suis réfugié sous un hêtre : ses dernières feuilles tombaient comme mes années ; sa cime se dépouillait comme ma tête. Il était marqué au tronc d’un cercle rouge, pour être abattu comme moi. Rentré à mon auberge avec une moisson de plantes d’automne, dans des dispositions peu propres à la joie, je vous raconterai la mort de M. le duc d’Enghien, à la vue des ruines de Chantilly... » C’est là en effet qu’il a écrit le chapitre où il fait comparaître à la barre de l’histoire tous les acteurs de ce drame ténébreux, à commencer par le nommé Napoléon Bonaparte, accusé d’avoir traîtreusement occis le nommé d’Enghien. Parmi les morts injustes qui ont souillé toutes les causes et tous les partis depuis soixante ans, il n’en est guère qui présente un caractère plus odieux que la mort du duc d’Enghien. Plusieurs ouvrages écrits dans ces derniers temps, quelques-uns dans l’intention d’atténuer l’horreur de cette tragique histoire et contenant des pièces que M. de Chateaubriand ne connaissait pas, n’ont pas peu contribué à confirmer en nous l’impression produite par la lecture des Mémoires.

Supprimons, en effet, ce respect des noms qui n’a plus de valeur aujourd’hui ; laissons de côté cette idée qu’il s’agit du descendant d’une race qui fut autrefois chère à la France ; ne voyons dans le dernier des Condé qu’un jeune homme obscur. Voici donc un jeune homme distingué par toutes les qualités de l’esprit et du cœur, bon, spirituel, beau, brave, généreux, chéri de tous ceux qui rapprochent : il vit paisiblement hors de France, au milieu des plaisirs de la chasse et des enivremens de l’amour, car il est marié secrètement à une femme qu’il aime avec passion. Tout à coup, pendant la nuit, une troupe armée investit sa maison. Au moment de tenter, pour le faire échapper, un effort suprême qui eût probablement réussi, un de ses officiers lui dit :