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à côté de la rue des Saints-Pères. « On m’adressa, dit l’illustre écrivain avec une modestie qui tranche singulièrement sur le ton du jour, on m’adressa à M. Migneret (le libraire), qui consentit à se charger de l’impression du Génie du Christianisme et à me donner quelque chose pour vivre. » Le lendemain, il fallut aller à la police, sous le nom de Lassagne, déposer le passeport étranger et recevoir en échange un permis de séjour à renouveler de mois en mois. Enfin, voilà le grand inconnu installé dans son entresol, se livrant tout entier à l’achèvement de son œuvre et ne sortant de sa retraite, dans les intervalles de repos, que pour aller dans les rues, sur les places, dans quelques salons ; étudier, sous tous ses aspects, cette société qui se reformait après une immense révolution. On ne saurait se faire une idée de l’animation, du coloris et de la verve que le grand artiste a mis dans les portraits, les tableaux de genre et d’histoire qui remplissent les deux ou trois chapitres consacrés à peindre Paris au commencement du consulat. Nous avons cité des fragmens du tableau de Paris en 1787, en 1789, en 1792. On trouvera ici quelque chose de Paris en 1800.

« Le pêle-mêle était bizarre ; par un travestissement convenu, une foule de gens devenaient des personnages qu’ils n’étaient pas. Chacun portait son nom de guerre ou d’emprunt suspendu à son cou, comme les Vénitiens au carnaval portent à la main un petit masque pour avertir qu’ils sont masqués : l’un était Italien ou Espagnol, l’autre Prussien ou Hollandais ; j’étais Suisse. La mère passait pour être la tante de son fils, le père pour l’oncle de sa fille ; le propriétaire d’une terre n’en était que le régisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens contraire, le mouvement de 1789 : lorsque l’ancienne société fut envahie par la nouvelle, celle-ci, après avoir remplacé celle-là, était remplacée à son tour. Cependant le monde ordonné commençait à renaître, on quittait les cafés et la rue pour rentrer dans sa maison ; on recueillait les restes de sa famille ; on recomposait son héritage en en rassemblant les débris, comme après une bataille on bat le rappel et on fait le compte de ce qu’on a perdu. Ce qui demeurait d’églises entières se rouvrait. J’eus le bonheur de sonner la trompette à la porte du temple. On distinguait les vieilles générations républicaines qui se retiraient des générations impériales qui s’avançaient. Les généraux de la réquisition, pauvres, au langage rude, à la mine sévère, et qui, de toutes leurs campagnes, n’avaient rapporté que des blessures et des habits en lambeaux, croisaient les officiers brillans de dorure de l’armée consulaire. L’émigré rentré causait tranquillement avec l’assassin de quelques-uns de ses proches. Tous les portiers, grands partisans de feu M. de Robespierre, regrettaient les spectacles de la place Louis XV, où l’on coupait la tête à des femmes qui, comme me disait mon propre concierge de la rue de Lille, avaient le cou blanc comme de