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interdites à la peinture, mais dont l’effet est immense quand la tentative est heureuse. Il sait peindre la sueur qui inonde la croupe de ses chevaux au milieu de la bataille, et presque l’haleine enflammée qui sort de leurs naseaux ; il vous fait voir l’éclair du sabre au moment où il s’enfonce dans la gorge de l’ennemi. On a vu quel parti il sait tirer d’un détail qui peut sembler trivial ou inutile, au profit du terrible ou du pathétique, par l’accent particulier qu’il sait lui imprimer. Dans le Champ de bataille d’Eylau, le cheval de Napoléon a les jambes visiblement mouillées et trempées de neige jusqu’au-dessus du genou. Le peintre montre dans le même tableau, auprès d’un tas de morts dont on entrevoit vaguement les formes au milieu de la fange, un fusil abandonné dont la baïonnette est tordue et couverte de petits glaçons ensanglantés. J’insiste sur cette poésie des détails qui est propre à Gros : Je crois cette partie de l’art plus interdite que toutes les autres, s’il est possible, à la médiocrité, non pas que ces idées ne puissent s’offrir à tout le monde dans la composition : la preuve, c’est que la réalisation de ces idées n’excite pas toujours toute l’admiration qu’elle mérite chez le spectateur distrait ou superficiel ; mais c’est que la difficulté immense de les rendre clairement et sans puérilité est la raison qui rejette forcément dans les banalités cent fois reproduites l’artiste timide et chancelant sur son Pégase, contraint de s’arrêter par l’impuissance de rendre, ou d’être ridicule pour avoir exprimé sottement ou maladroitement. Je n’ajouterai qu’une réflexion à toutes ces remarques esthétiques beaucoup trop longues peut-être : c’est qu’à la vue de ces touches si expressives et si naïves en même temps, je ne puis m’empêcher de songer au vieil Homère, à ses peintures de la vie si étonnantes dans leur crudité et dans leur simplicité, et le jardin du bon roi Laërte, et la douleur du vieux Priam, et celle du fougueux Achille pleurant de vraies larmes sur son ami, et les plaintes touchantes de ce jeune Lycaon, percé sans pitié par la lance du fils de Pelée, au moment où, sans armes et sans cuirasse, il s’apprête à se baigner dans le Simoïs. Les images que réveille la peinture de Gros ne semblent-elles pas émaner de la même inspiration à la fois grandiose et naturelle ? Il était de l’espèce de ces heureux génies qui vont droit au fait sans rechercher l’effet et l’esprit. Cette recherche, qui est la maladie des époques où les grandes idées et les grandes convictions sont absentes, lui était inconnue. Il pousse même le dédain ou l’ignorance peut-être de certains moyens d’effet jusqu’au point de manquer à des conditions très importantes de l’art. C’est surtout dans les oppositions de la lumière et de l’ombre que ses tableaux se ressentent le plus de toute absence de parti pris, et la Bataille d’Aboukir justifie particulièrement cette critique. Il ne met pas assez d’air entre ses groupes, ses fonds sont insignifians et ne fuient pas assez. David avait érigé en système celui de n’en