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moment de l’apparition du tableau, a perdu de son éclat par l’effet du temps. Il faudrait en dire autant de presque toutes les peintures exécutées sous l’influence de l’école de David. Les ombres frottées légèrement et les clairs sobrement empâtés qui donnent à cette peinture une transparence flatteuse au moment où le tableau vient d’être achevé laissent prise malheureusement à une espèce de jaunissement, à une atténuation notable des teintes après un certain nombre d’années. Il en résulte quelque chose de vide et de creux que ne présentent point les tableaux flamands et vénitiens, dont la pratique était meilleure. Ces influences fâcheuses font vivement regretter qu’un homme tel que Gros n’ait pas été l’élève d’un Rubens ou d’un Van Dyck. Plus noble et aussi abondant que le premier, plus animé, plus inventeur que le second, rien ne pourrait lui disputer sa place près de ces rois de la peinture flamande.

Les camarades, les émules de Gros, son maître David, enchantés de son succès, voulurent lui rendre un hommage public. Les artistes lui offrirent un banquet, dans lequel des vers en son honneur lui furent adressés par Girodet, son condisciple et son ami. Un hommage plus flatteur encore et plus fait pour frapper son imagination lui avait été rendu dès les premiers jours du Salon : les artistes ses camarades suspendirent au-dessus de son tableau une branche de palmier et chargèrent le cadre de lauriers. C’est en cet état que Gros revit son ouvrage hors de son atelier. Il avait également été l’objet d’une ovation d’un autre genre, et dont le souvenir ne le rendait pas moins fier, quand il la racontait avec ce feu et cette éloquence naturelle qu’il mettait dans ses discours. Après l’achèvement du tableau à Versailles, il avait admis dans son atelier des visiteurs. Le nombre s’en était grossi à tel point, qu’un bosquet de lilas qui se trouvait près de la porte dis- parut entièrement, dans ce peu de jours, sous les pas de la foule, et, quand il fallut à la fin emporter le tableau et fermer l’atelier, des ouvriers en grand nombre, des hommes du peuple frappant aux portes ou montant sur les épaules les uns des autres, se montraient aux fenêtres, un écu de six francs à la main, et suppliant Gros de les recevoir.

C’est au milieu de ces applaudissemens unanimes que le grand peintre vit se réaliser en un instant ces espérances qu’il osait à peine entrevoir dans un avenir lointain. L’enthousiasme universel le conduisait à la première place, quand, la veille encore, il désespérait de lui-même. Il devait payer bien cher dans la suite l’enivrement de ce triomphe inespéré, et pourtant si légitime. On peut dire même que ce fut une faiblesse déplorable plutôt qu’une juste estime de son propre mérite qui le rendit si sensible par la suite aux attaques de la critique. Peut-être se rappelait-il toujours cette époque brillante où il s’était vu accueilli par l’admiration universelle. Il prouva du moins, précisément