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Mais la conclusion véritable qui reste à tirer de tout ceci, c’est que, pas plus avant qu’après la constitution, la société ne doit se croire dispensée de veiller par elle-même, et de faire, par ses plus humbles membres, à défaut d’un gouvernement qui lui manque et qui lui manquera long-temps encore, la tâche ordinairement assignée à ceux qui gouvernent. Il est probable même que la constitution, contraignant de suspendre, ne fût-ce qu’un instant, l’état de siège, sera dans ses premiers jours plutôt un encouragement à l’anarchie. Avant comme après la constitution, le salut des citoyens repose encore et repose uniquement sur leur vigilance et leur courage. Gardes nationaux, ne mettons pas les armes bas ; nous ne sommes pas bien sûrs qu’il y ait une police pour nous protéger. Journalistes, ne cessons point de signaler le péril à l’horizon ; ceux qui s’appelleront président et ministres ne seront pas placés assez haut pour l’apercevoir. Propriétaires, continuons à user sur les classes laborieuses de notre influence légitime et pour soulager leurs maux pressans et pour calmer leurs imaginations égarées. Électeurs, sachons bien qu’un jour d’élection est encore un jour de bataille, qu’il y a autant de honte que d’imprudence à déserter son poste, et que la tactique et l’union sont toujours nécessaires pour triompher des fraudes d’un système électoral vicieux. Tous, en un mot, ne perdons ni le sentiment du danger ni l’instinct de la défense. Ne comptons sur rien, ni sur personne : ni constitution, ni assemblée. Tout l’échafaudage des pouvoirs réguliers est détruit : il ne se relèvera pas par enchantement à la voix de nos constituans. Rien ne serait si dangereux que de s’y méprendre et de se croire à l’abri derrière des murailles de carton, qui tomberont au premier vent.

Bien comprise au contraire, franchement acceptée, la situation, qu’on n’aurait certes jamais choisie, a quelques avantages. L’état de nature où elle nous laisse est rude sans doute, mais il est franc. S’il comporte peu de ménagemens, en revanche il n’admet pas d’équivoque. Il nous met sans voile en face d’un danger social qui ne date pas d’hier, qui nous vient tout droit de 93, qui s’est déjà révélé à plusieurs reprises, mais dont nos yeux délicats aimaient trop à se détourner. Les constitutions ingénieuses et sagement équilibrées, à l’abri desquelles nous vivions, étaient des remparts sans doute, mais c’étaient aussi des masques qui nous cachaient l’ennemi ; elles servaient même parfois à le couvrir dans ses attaques. Avec une constitution qui ne laissera d’illusion à personne, plus de surprise, plus de sociétés secrètes descendant dans la rue aux cris de vive la réforme, plus de garde nationale ouvrant, à ce mot d’ordre dérobé, ses rangs pour laisser passer la révolution. Avec une constitution dont, on peut l’affirmer par avance, l’état normal sera d’être suspendue, et où l’exception sera plus