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en multipliant les meetings et les clubs, d’abréger de plusieurs mois sa longue campagne contre le parti théocratique ; mais il eût fallu, pour cela, entraîner l’esprit national hors de ses voies habituelles : il a préféré laisser aux populations le soin de former leur jugement et de le manifester par le simple jeu des institutions. Cette modération, dans les heures fiévreuses où nous sommes, peut paraître excessive ; elle n’a rien que d’habile dans un pays où l’influence cléricale n’avait triomphé que par surprise[1], où la raison publique, désormais en garde contre cette influence, n’attendait plus pour la vaincre que l’occasion de se prononcer.

Une étude même superficielle de notre histoire eût pu suffire d’ailleurs pour inspirer aux libéraux cette sage confiance dans la modération du pays. Appartenant tantôt à l’Espagne, tantôt à l’Autriche, et enfin à la France et à la Hollande, la Belgique n’a pas manqué d’occasions, on le voit, pour s’aguerrir à la patience. On comprend ce qu’il a fallu de résignation et de labeur pour remettre sur pied cette ruche incessamment renversée. A peine la Belgique avait-elle quelques années de repos, à peine ses nombreux intérêts étaient-ils réglés sur des bases nouvelles, qu’une tempête venait détruire l’œuvre laborieusement construite. Changeant de patrie malgré lui, il a toujours fallu que le Belge se refit sa place au soleil. Quoique ses mœurs, ses habitudes, ses industries fussent constamment neutralisées par les mœurs, les habitudes et les industries de ceux auxquels son malheureux destin l’avait associé, le Belge n’en a pas moins toujours conservé son originalité, son génie propre, car, avec la résignation, il conservait l’espérance. Le pied du plus fort qui pesait sur elle, la nation ne le subissait qu’en mordant son frein. L’histoire de plusieurs siècles lui avait appris que si, par la force ou la surprise, on pouvait avoir bon marché d’elle, le jour de la réparation arrivait toujours, et que l’affranchissement de son territoire, commandé par l’équilibre européen, serait enfin le prix de ses longues douleurs. La patience est donc entrée, pour ainsi dire, dans le sang du peuple belge. L’opinion libérale est pénétrée de cette vérité. La démocratie fiévreuse ne s’en doute pas. Cette ignorance éclate dans toutes ses menées, et c’est ce que nous n’aurons pas de peine à démontrer.

Le parti radical avait assisté, sans désarmer, à toutes les réformes importantes accomplies par le cabinet libéral. Rien n’autorisait cependant en lui une téméraire confiance. Les jours précurseurs du 24 février étaient appréciés ici comme à Paris ; on supposait que le gouvernement de Louis-Philippe triompherait encore une fois de l’émeute, mais on n’en était pas moins

  1. Une des causes qui expliquent le triomphe momentané des catholiques, ce sont les étroites limites dans lesquelles est enfermé le territoire belge. Le gouvernement, dans un petit pays, est le maître de prendre des mesures qui détruisent ou du moins altèrent l’équilibre agricole, commercial ou industriel entre de grandes villes situées, grâce aux chemins de fer, à deux ou trois lieues l’une de l’autre. A l’approche des élections, il ne se faisait pas faute de jeter dans les esprits des appréhensions ou des espérances favorables à ses vues. Après une lutte électorale dans une de ces villes où le cabinet catholique comptait sur une grande majorité, et où il fut battu, j’ai entendu dire à un ministre, faisant allusion aux sommités influentes du commerce et de l’industrie qu’il croyait avoir pour lui : « Je leur avais pourtant fait un pont d’or. » Il s’agissait de mesures relatives à l’industrie des sucres.