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La doctrine chrétienne contient une obligation ; elle ne contient l’idée d’aucun droit. L’homme doit travailler, par conséquent la recherche du travail est à sa charge. C’est lui qui doit trouver le travail, ce n’est pas le travail qui doit venir le trouver. Comme le christianisme ne s’occupe de l’homme qu’en regard de Dieu, il n’accorde à l’homme aucun droit. Quel droit en effet l’homme pourrait-il avoir contre Dieu ? L’idée du droit ne commence qu’au moment où l’homme, cessant de se mesurer à Dieu, se mesure à ses semblables. Alors il compare et il réclame ; alors il prétend qu’il a des droits et non plus seulement des obligations ; alors il passe de l’idée de l’obligation du travail à l’idée des droits que lui donne le travail. C’est une nouvelle phase dans l’histoire de l’humanité.

Le droit du travail, tel que l’entend le xviiie siècle, a un côté de parenté avec l’obligation du travail, tel que l’entend le christianisme : l’individu seul y est en cause, la société n’y est pas encore prise à partie. Le christianisme ne demandait pas à la société d’assurer l’obligation du travail, il s’en remettait, pour l’accomplissement de cette obligation, à la parole divine et à la nécessité humaine. Le XVIIIe siècle ne demande pas non plus à la société d’assurer du travail à l’individu, il lui demande seulement d’assurer le droit que l’individu a de travailler, sans être gêné ni lésé par personne. Le travail, qui était un devoir selon la doctrine chrétienne, est devenu un droit selon la doctrine des économistes et des philosophes du XVIIIe siècle ; mais, qu’il soit un droit ou qu’il soit un devoir, il est toujours resté individuel.

L’esprit du XVIIIe siècle respire tout entier dans ce changement de l’idée du travail. Dans ce siècle, en effet, l’homme cherche à se racheter de sa déchéance, non plus par la grâce d’un rédempteur divin, mais par ses efforts et par ses mérites personnels. La rédemption de l’humanité au XVIIIe siècle s’appelle la civilisation, et la béatitude céleste s’appelle la perfectibilité humaine. L’homme se croit en train de devenir dieu. Le travail est un des instrumens de la puissance qu’il veut conquérir, et, pour que ce travail soit puissant, il faut qu’il soit libre. Du reste, l’homme ne pense pas qu’avec le travail rien puisse lui manquer, ni que le travail même puisse lui manquer. Il est plein de confiance ; il est fier de cette arme nouvelle qu’il s’est donnée et qu’il a forgée dans son ancienne chaîne ; il est fier de ce devoir qu’il a changé en droit. Loin de lui à ce moment l’idée de demander à la société aucune garantie et aucune aide ; il ne lui demande que de ne pas le gêner dans son droit. Au XVIIIe siècle, l’homme prend hardiment à ses risques et périls l’exercice des droits qu’il réclame ; il ne veut pas que personne fasse sa besogne pour lui. Il a droit de travailler, comme il a droit de vivre, c’est-à-dire que personne ne doit l’entraver dans son travail, comme personne ne doit menacer sa vie ; mais personne non plus ne