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rien de commun avec les tendances du génie du Nord ? Lorsque l’ingénieux auteur retrace les progrès, fait la part de l’influence espagnole sur la France du XVIIe siècle, les remarques fines, neuves et larges abondent sous sa plume : c’est un épisode sur lequel l’auteur a été un des premiers à jeter la lumière ; mais lorsqu’il semble rattacher cet accident intellectuel aux « noces de Louis XIV et de la jeune infante, qui ont lieu sur les rives de la Bidassoa, » il y a là un oubli singulier des vraies origines et de la date de l’invasion espagnole, ou plutôt une contradiction manifeste avec ce que l’historien dit lui-même ailleurs. Quand M. Chasles esquisse l’histoire du drame espagnol et qu’il le montre sortant tout à coup du sein du pays, ainsi qu’il le dit, comme une émanation spontanée de ses passions et de ses mœurs, sans préparation, « sans tradition à respecter, sans habitudes antérieures, » il ne songe pas peut-être qu’il supprime toute une période de la littérature de l’Espagne. L’art dramatique espagnol, tel qu’on le voit dans Calderon, Lope, Tellez, Alarcon, ne s’est pas produit avec cette spontanéité que croit distinguer l’auteur ; il a eu sa lente et énergique élaboration ; son originalité n’est parvenue à se dégager qu’à travers cette multitude de tâtonnemens, d’ébauches successives, qu’on retrouve à l’enfance de tous les genres littéraires. Sans remonter à des essais plus lointains, comme ce remarquable fragment dramatique du XIVe siècle qui a pour titre la Danse générale, M. Chasles ne peut ignorer qu’immédiatement avant l’heure où le théâtre espagnol est apparu dans la splendeur de son essor national, il y a eu un ensemble complet d’efforts pour acclimater au-delà des Pyrénées le génie classique, l’art dramatique de l’antiquité. Des écrivains aujourd’hui obscurs, Villalobos, Abril, Timoneda, imitaient, traduisaient Euripide, Aristophane, Plaute, Térence. La tragédie essayait de vivre en prenant à la Grèce ses héros consacrés, et l’Espagne eut aussi ses Hécube, ses Oreste, ses Agamemnon. C’est cette enfance de l’art espagnol, ce sont ces mystères des origines, ces phases d’incertitude et d’imitation qui échappent ici au regard de l’historien et disparaissent dans le tourbillon de ses magiques et libres évocations. Or, la critique vit d’un sentiment exact de tous les accidens que peut avoir à traverser le génie d’un peuple. Lorsqu’enfin, dans cet ordre de travaux critiques sur les littératures étrangères, M. Philarète Chasles se trouve avoir à comparer les opinions, à juger les jugemens de ceux qui l’ont précédé dans la même voie, lorsque, du point de vue moderne de l’histoire littéraire, il relève en maint endroit l’insuffisance, la légèreté, l’ignorance de ses devanciers, du XVIIIe siècle surtout et de Voltaire, qui le résume avec éclat, se fait-il une idée juste du siècle et de l’homme ? Quand il insisterait encore plus sur l’absence d’impartialité qui distingue ce temps, sur ses erreurs multipliées, sur les équivoques assertions de Voltaire au sujet des emprunts faits par