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véritablement en n’adoptant aucun point de vue exclusif, en étendant son regard au-delà du cercle des systèmes en lutte, en cherchant dans l’histoire littéraire moins des noms et des genres à opposer les uns aux autres que des manifestations variées et successives du génie humain, en naturalisant enfin parmi nous ces qualités fécondes et originales dont il avait pris le germe dans la familiarité des Schlegel, des Hazlitt et des Coleridge. C’est ainsi qu’il a été un novateur. Une libre compréhension est le signe de sa critique : à ses yeux, Racine ne disparaît pas dans l’ombre de Shakspeare, et, s’il est prêt à reconnaître le rare mérite, le juste ascendant de Boileau, il ne tente pas moins, avec une spirituelle érudition, à l’égard de ceux qu’il appelle ses victimes, comme Saint-Amand ou de Viau, la seule réhabilitation possible, qui consiste à les replacer à la date où ils ont vécu et à ranimer autour d’eux les circonstances morales qui les ont produits. Il a le culte de ceux qui ont eu la gloire, et la pitié pour les vaincus ; il est sensible à l’éclat des grandes époques, et n’oublie pas que les périodes travaillées et obscures sont des transitions nécessaires que l’esprit humain a souvent à subir, que l’ensemble seul de tous les phénomènes intellectuels, de toutes les tentatives sensées ou bizarres, couronnées de succès ou avortées, peut former la véritable histoire littéraire. M. Chastes, à qui les diversités et les contrastes n’ont point manqué dans sa vie, après son retour de Londres, s’était trouvé jeté, par un hasard ironique, dans l’intimité de M. de Jouy : il fut quelque chose comme le secrétaire de l’auteur de Sylla, et j’imagine qu’avec ce fonds d’humeur et de liberté intérieure qu’il possède, il dut être pour l’estimable littérateur de l’empire un juge secrètement railleur plutôt qu’un disciple. C’était pour lui une de ces conditions que la nécessité impose parfois dans une existence mal assise et troublée, et non une des associations élevées et sincères nées de la conformité de l’esprit et du goût.

Je m’explique, par celle série de complications, le caractère du talent de M. Philarète Chastes et le temps qu’il lui a fallu pour concentrer et fondre dans une maturité laborieuse tant d’élémens divers, pour atteindre à ce relief vigoureux, quoiqu’un peu recherché, qu’il a acquis. Ce n’est qu’après des tâtonnemens sans nombre, des efforts incohérens et obscurs, où l’impulsion intellectuelle est pour peu de chose, après avoir fait des livres anglais, écrit des préfaces pour des romans suspects, composé même un poème inconnu de tous sans doute, et bien digne d’oubli, — la Fiancée de Bénarès, — que l’ingénieux critique apparaît avec un certain éclat littéraire, avec une certaine décision, vers 1828, dans un concours ouvert par l’Académie sur l’histoire de la littérature française au seizième siècle. Le travail de M. Chasles coïncide avec le remarquable essai de M. Saint-Marc Girardin, qui partagea avec lui le prix académique, et le brillant Tableau de M. Sainte-Beuve,