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sur l’Espagne devint imprimeur par une fantaisie philosophique de son père, comme Franklin, qu’il a étudié si librement et si finement, le fut par nécessité. Il s’était trouvé dans un coin de Paris, dans le passage Dauphine, je crois, sous les combles, un petit atelier plein de ruines et de misère, appartenant à un ancien jacobin épileptique, vieille connaissance de M. Chasles ; c’est là que notre spirituel contemporain allait passer ses journées contristées, assemblant quelques caractères. Il traduisait à grand’peine une page d’Hermann et Dorothée, et composait sa traduction du mieux qu’il pouvait, ou, plus souvent, il laissait là l’œuvre manuelle et se plongeait dans la lecture des Confessions ou de quelque chapitre de Mme de Staël sur l’Allemagne. Notez que de ce réduit envahi par la détresse, ce jeune et impressionnable esprit pouvait assister à l’écroulement de l’édifice impérial battu en ce moment par l’Europe conjurée. Ce rude et singulier apprentissage, rêve d’une âme plus ardente qu’éclairée, se fût prolongé peut-être pour la plus grande gloire de l’éloquent Jean-Jacques, si la police de la restauration, sans cesse en garde contre les conspirations naissantes et l’œil ouvert sur tout ce qui pouvait rappeler la révolution, ne fût tombée un jour chez le vieil imprimeur, soupçonné de cacher des proclamations et des armes. Il n’y avait là par malheur que le timide et involontaire apprenti. L’apprenti fut saisi, incarcéré, et dut à son nom sans doute de passer près de deux mois avec la lie de la population des prisons, ou seul dans un cachot de la Conciergerie, sans connaître son crime, sans savoir ce qu’il y avait d’offensif dans sa jeunesse, apprenant seulement cette vérité amère, qu’il est toujours quelque destinée innocente enveloppée dans les disgrâces publiques, obscurément frappée et broyée dans le tourbillon des événemens comme un brin d’herbe par les pieds des chevaux sur un champ de bataille. M. Philarète Chasles ne sortit de ce tombeau que pour être brusquement envoyé par son père en Angleterre, — sol libre où ce n’était point un crime d’être le fils d’un conventionnel qui avait jugé et condamné un roi. On peut lire ce dramatique épisode au livre des Cent et Un ; c’est une page vigoureuse et pleine de feu détachée de cette autobiographie dont je parlais. En dehors de cette persécution puérile d’ailleurs, en dehors de cet incident brutal et inattendu, très propre à jeter du trouble dans une destinée, je me demande si l’application des principes posés dans l’Emile eut jamais cette vertu qu’imaginaient Jean-Jacques et ses disciples enthousiastes : cela est douteux. Il me semble bien plutôt que cette rigueur de doctrine qui ne tient compte d’aucun penchant, que cette austérité qui s’aggrave de toutes les contraintes d’un système, doit avoir pour résultat de désarmer d’avance l’enfant grandissant contre la réalité en le plaçant dans un monde factice différent du monde vrai, humain, dirai-je, où il est appelé à vivre, de laisser