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colonel Morse, sous un arbre immense qu’on nomme le Patriarche, Bob a assassiné jadis un voyageur pour lui voler un sac d’argent. Depuis ce jour, son remords, sous la forme du malheureux qu’il a tué, le poursuit sans cesse et le ramène à l’endroit où le crime a été commis. Bon gré mal gré, une force invisible le pousse vers l’arbre fatal. Quand il a couché dans quelque misérable cabane des environs, il part le matin, sa carabine sur l’épaule ; il se dirige vers les montagnes, vains efforts ! Quelques heures après, il est au milieu de la prairie, à l’ombre sinistre du Patriarche. Chaque jour le châtiment se renouvelle, chaque jour Bob est traîné en face de son crime. Atterré, anéanti, le meurtrier a besoin de faire un aveu, de déposer ce fardeau qui l’écrase. Il dit tout au colonel Morse ; mais ce n’est point assez, et, encouragé par cette première confession, il supplie le colonel de le conduire aux mains de la justice. Le lendemain, en effet, introduit auprès de l’alcade, Bob lui raconte en frissonnant son meurtre et l’épouvantable châtiment qu’il subit. « Ah ! s’était écriée la victime sous le poignard de Bob, ma pauvre femme ! mes pauvres enfans ! » Ces mots, retentissant aux oreilles de l’assassin, lui ont dévoilé l’énormité de son forfait, et la solitude, le silence, la nécessité de vivre avec son remords sans pouvoir jamais s’étourdir, ont produit chez lui ce phénomène extraordinaire qu’il veut fuir en se livrant au juge.

La scène est admirable. Le juge écoute avec froideur, avec distraction même, et comme accoutumé à des confessions de ce genre ; puis il ajourne Bob au lendemain, voulant prévenir ses assesseurs, qui prononceront avec lui la sentence. Quand le meurtrier est sorti, ce juge impassible, cet homme dont l’indifférence impatientait le colonel Morse, entame avec son hôte la plus singulière conversation. Ce n’est pas un indifférent, c’est un philosophe. Il connaît à fond ce peuple de bandits qui s’attache aux colonies nouvelles, il a réfléchi sur l’emploi possible de ces forces perdues, et, dans son existence solitaire, il est arrivé à se faire une philosophie de l’histoire pleine d’une vigoureuse originalité. Cette philosophie, il faut la Ure dans le texte même, car on ne saurait la résumer nettement. C’est un feu croisé de paradoxes et d’idées sublimes, ce sont les bizarreries les plus sensées et les extravagances les plus judicieuses, et tout cela dit avec un aplomb, avec une certitude ! rien n’est plus vif ni plus brillant. La conclusion, c’est que les Normands étaient des diables déchaînés dans le monde, un ramas de coquins conduits par un bâtard, de vrais sacripans qui, poussés par la faim, ont fondé le plus puissant royaume des temps modernes. Est-ce la faute de leurs fils, si ce sang diabolique s’agite encore en eux ? Etaient-ils libres de ne pas être des brigands comme leurs pères ? Pouvaient-ils ne pas remplir le monde de leurs scandales, pouvaient-ils ne pas voler les deux Indes ? Et, pour accomplir ces grands brigandages