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l’amour du gain est ici un aiguillon infernal aussi puissant que dans le monde civilisé. Ordinairement, quand deux trappeurs se rencontrent, il faut que l’un des deux périsse. Le trappeur déteste son concurrent à la recherche des précieuses peaux de castor, encore plus que l’Indien. Il abat celui-ci avec le même calme qu’il abattrait un loup, un bison ou un ours ; mais il plonge son couteau dans le cœur de l’autre avec une joie vraiment diabolique, comme s’il sentait qu’il délivre l’humanité d’un de ses criminels complices. La nourriture contribue beaucoup à cette férocité, qui fait de l’homme une brute ; le trappeur se nourrit de la chair du bison, l’aliment le plus énergique qu’il y ait au monde, et il le mange sans pain, sans rien qui en adoucisse l’âpreté, pendant des années entières, ce qui le transforme en animal carnassier.

« Dans une excursion que nous fîmes avec quelques amis sur la partie supérieure de la Rivière-Rouge, nous rencontrâmes plusieurs de ces trappeurs, entre autres un vieux, tellement brûlé par le soleil, tellement desséché et calciné par les intempéries des saisons et des privations de toute espèce, que son enveloppe ressemblait plus à la carapace d’une tortue qu’à la peau d’un fils de l’homme. Pendant deux jours, nous avions chassé avec le vieux trappeur sans avoir rien remarqué en lui de particulier. Il prépara notre repas, qui consista, la première fois, en un quartier de cerf, la seconde, en haunches de bison. Il connaissait le séjour et le passage du gibier, et le sentait plus finement encore que son énorme chien-loup, qui ne le quittait jamais. Ce ne fut que le matin du troisième jour que nous découvrîmes une circonstance qui nous rendit moins confians dans notre nouveau compagnon de chasse : c’étaient une foule d’entailles et de croix sur le bois de sa carabine, qui nous révélèrent le vrai caractère de cet homme. Ces entailles et ces croix étaient classées sous diverses rubriques à peu près de la manière suivante :

« Buffaloes (buffles). — Aucun nombre, le nombre étant sans doute trop grand.

« Bears (ours), 19. — Ceux-ci étaient marqués par de simples entailles.

« Wolves (loups), 13. — Doubles entailles.

« Red underloppers (fraudeurs rouges), 4. — Quatre entailles obliques.

« White underloppers (fraudeurs blancs), 2. — Marqués avec des croix.

« Comme mon compagnon examinait avec soin le bois de la carabine et s’efforçait de deviner le sens du mot underloppers, nous vîmes courir sur la figure du vieux trappeur un ricanement ironique qui nous rendit attentifs ; mais lui, sans perdre une parole, s’occupa de retirer de dessous l’herbe le haunch de buffle qu’il avait enveloppé dans la peau et nous le servit. Ce fut un repas tel qu’aucun roi n’en peut faire de meilleur et qui nous fit bientôt oublier le bois de la carabine. Tout à coup il nous dit, avec un sourire sournois, en attirant à lui son arme : Look ye, it’s my pocket-book. Dyje think it a sin to kill one of them two legged red — or white underloppers ? (Voyez, voici mon livre de poche. Croyez-vous que ce soit un péché de tuer un de ces coureurs à deux pieds, qu’il soit rouge ou blanc ?) — Whom de you mean ? (Qu’entendez-vous par là ?) répondîmes-nous. Le trappeur sourit de nouveau et se leva. Nous sûmes alors ce qu’étaient les coureurs à deux pieds qu’il avait marqués sur sa carabine aussi tranquillement que si, au lieu d’hommes, il eût tué des outardes.

« Nous n’avions ni le droit ni la force de nous ériger en juges, dans un lieu où