Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/470

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mœurs. Pourquoi, s’écrie amèrement l’un d’entre eux, pourquoi faut-il qu’il s’appelle Washington ? Fenimore Cooper est un conteur très distingué dans ses romans maritimes. Marin lui-même et parfaitement initié aux usages de la marine américaine, il a écrit des livres remarquables sur cette rude et aventureuse existence de l’homme de mer. Ses compatriotes reconnaissent qu’il a rendu de vrais services, et l’on assure que ses romans, en éveillant sur ce point la sollicitude du pays, contribuèrent beaucoup à la rapide extension des forces navales de l’Amérique. Si le fait est exact, ce serait un résultat piquant, et ce seul exemple devrait prouver à ce peuple, toujours préoccupé des intérêts pratiques, combien il y a de relations fécondes entre les travaux de l’esprit et les progrès de la civilisation matérielle ; mais Cooper renonce à tous ses avantages quand il quitte l’océan : il paraît bien qu’il n’a pas sérieusement étudié les mœurs américaines. Quels que soient les mérites de la Prairie, des Pionniers, du Dernier des Mohicans, des juges compétens affirment que ces peintures sont fausses, que les types sont exagérés, comme cela arrive naturellement à ceux qui ont mal vu, et qu’enfin, s’il a imité Walter Scott, c’est précisément parce qu’il ignorait l’Amérique et toutes les richesses originales qu’elle offre à l’imagination d’un inventeur. Après Washington Irving et Fenimore Cooper, le seul nom qu’on puisse citer s’est révélé récemment avec un certain éclat, c’est le nom de Ralph Waldo Emerson. Voilà un philosophe enfin, voilà un penseur ingénieux et profond ; je me demande seulement s’il ne relève pas de l’inspiration germanique, s’il ne doit pas à Novalis et à Carlyle les plus lumineux rayons de sa subtile intelligence ; puis, est-ce bien la philosophie, et une philosophie comme celle-là, qui peut commencer l’éducation d’une société si affairée ? Cette tâche appartient aux poètes. La profondeur d’Emerson est aussi peu accessible aux commerçans de New-York et de Philadelphie qu’aux hardis solitaires du Tennessee et de la Louisiane. Avant que ces délicates instructions puissent pénétrer dans la société américaine, il faut quelques-uns de ces inventeurs privilégiés qui ont reçu le don d’enfermer leurs idées dans une forme dramatique et vivante. Or, si Washington Irving appartient aux lettres européennes ; si Fenimore Cooper, excepté dans ses romans maritimes, est un imitateur de Walter Scott ; si Emerson est d’une lecture trop difficile pour la foule, que reste-t-il à l’Amérique ? que lui reste-t-il de cette époque vraiment originale représentée par les héros de l’indépendance, de cette grande école dont on devait populariser l’esprit ? Privée de ses meilleurs souvenirs, et, pour ainsi dire, séparée de son histoire, comment cette démocratie ne serait-elle pas exposée un jour à de périlleuses épreuves ?

Or, voici un écrivain qui a eu l’ambition de donner à la société américaine ce fier sentiment d’elle-même. La muse qui l’inspire, c’est un