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peu grosse, ce qui est produit par la distante anormale qui existe entre le nez et l’oreille gauche. Le nez, la bouche, le menton, ne sont point rigoureusement d’accord, cela est vrai ; ils s’en vont, l’un à droite, l’autre à gauche, chacun au gré de son caprice ; mais on ne voudrait pas pour beaucoup qu’il n’en fût pas ainsi. De semblables irrégularités se rencontrent à chaque pas chez les maîtres ; on les voit et on ne les voit pas ; chez un peintre médiocre, elles nous crèveraient les yeux. La médiocrité seule est tenue d’être correcte.

Sauf la main gauche, trop épaisse et un peu lourde, tout le reste de cette merveilleuse figure est dessiné comme sait dessiner M. Ingres, et d’une couleur qui prouve un travail récent. Suivant son habitude, M. Ingres a modelé le corps en pleine lumière avec une grande hardiesse et un art consommé. Les moindres reliefs sont sentis ; les passages de la gorge, du cou, de l’aisselle et du ventre habilement indiqués et avec des finesses infinies. La lumière limpide du matin jette des reflets tremblans sur le torse, sur les bras lustrés comme du satin, sur le sein d’une fraîcheur de neige. Le grain velouté de cette peau si jeune et si tendre laisse entrevoir un sang vermeil qui circule comme la sève dans une tige de mai ; un îlot de cheveux blonds, s’épanchant le long des reins et du bras gauche, accompagne heureusement cette masse lumineuse qui se détache sur le fond bleu du ciel et de la mer.

Au point de vue du coloris, nous aimons moins la partie inférieure occupée par le groupe des amours. Cette portion, du reste, on le comprend, devait être un peu sacrifiée au haut du tableau. On y trouve un parti pris de couleurs éteintes. L’enfant placé à gauche, et qui tend son bras en présentant à la déesse un miroir, est un peu verdâtre. M. Ingres aussi l’a trop bien peigné, et sa tête ressemble à celle d’une poupée de cire ; mais son mouvement est prompt et gracieux, et sa petite main potelée se reflète bien dans le cuivre du miroir. Un second, dont on n’aperçoit que la tête et les deux bras, baise avec un respect plein de tendresse un des pieds de la déesse. Son corps se perd dans le flot d’écume qui lui fouette les yeux. Un autre, à cheval sur un dauphin, entoure de ses deux bras le genou et la jambe gauche, et y promène ses lèvres avec plus de feu et d’action, en vérité, que n’en comporte son âge. Tous deux sont adorables de pose et de forme. Un peu en arrière, Cupidon, l’enfant mutin et cruel, vient de lancer sa première flèche. Celui-là, le peintre l’a fait robuste et nerveux dans sa petite taille, ainsi qu’il convient à un dieu qui commande en maître dans l’Olympe et soumet jusqu’au grand Jupiter. Sa joue est colorée, et son front ombragé de boucles brunes. Les muscles de son bras sont accusés, et l’expression de son regard est dure. Pourquoi ces quatre bambins ont-ils donc les yeux pochés ? Nous avons supposé que le dessous bleu de la mer, sur lequel ils sont peints, aura un pen poussé et produit la teinte trop foncée qui leur cercle la cavité orbiculaire.

Les compositions de M. Ingres sont semées d’intentions. Quand l’artiste parvient aussi complètement qu’il ’a fait dans celle-ci à les concentrer ver un même but et à les fondre dans une harmonieuse unité, il est indispensable de les analyser une à une, pour arriver, par une appréciation détaillée, à l’admiration raisonnée de l’ensemble. Or, si, à la première vue, son Anadyomène ravit les yeux et nous enchante par un charme pénétrant et ineffable. Ce charme grandit et s’accroit lorsqu’une seconde, une troisième visite nous