Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/450

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

termine, deux petits amours sont posés qui présentent à la déesse, l’un un miroir, l’autre une sorte de cassolette. Il y a là un curieux rapprochement avec ces saintes familles votives des peintres giottesques, imitées religieusement pendant plus de deux siècles, et dont l’arrangement compassé se perpétue jusqu’à Pérugin et André del Sarlo.

Quelquefois aussi on reproduisait l’instant même où la déesse fend le sein maternel. Au temps d’Anacréon, une table de métal ciselé, sur laquelle un artiste avait représenté Vénus nageant dans la mer suivie des Amours et des Néréides, inspira au poète de Cos une de ses plus belles odes. « Semblable à la fleur blanche des algues, elle nage, dit-il, sur le flot paisible en apparence. L’onde caresse son sein de rose, et fuit en arrière de sa tête charmante ; ses bras ouvrent le sillon, au milieu duquel son beau corps brille à travers la vague transparente, comme une tige de lis couchée dans un lit de violettes. » Deux mille ans après, cette description suggérait à Coypel l’idée d’un tableau où l’on voit, en effet, Vénus, les cheveux crêpés, s’ébattant dans l’eau en compagnie d’une bande d’enfans et de dauphins classiques qui l’éclaboussent de leurs plongeons, et, pour dernier trait, le rimeur Gacon écrivit au bas la paraphrase suivante :

En leçons la fable féconde
Nous apprend que, comme la mer,
Vénus, cette fille de l’onde.
Nous livre au sort le plus amer ;
Que ses jeux, ses ris et ses grâces,
Sont de vrais pièges pour les cœurs,
Et que ses plus grandes bonaces
Sont autant de calmes trompeurs.

Gacon n’avait vu dans l’ode LI d’Anacréon qu’un mot : paisible en apparence, et, dans ce mot, tout un thème de morale fort élégamment rendu, comme on voit. C’est ainsi qu’on comprenait alors l’antiquité. M. Ingres, qui sait son antiquité un peu mieux que Coypel, est remonté à la véritable source. Il a repris la donnée primordiale, et en a conservé scrupuleusement tout l’esprit en l’embellissant de cette merveilleuse forme qu’il a apprise dans la fréquentation des Grecs et des Étrusques. L’heure, le lieu de la scène, le choix de la pose, l’arrangement des accessoires, tout a été pour lui l’objet d’une méditation soutenue ; tout est grec, du grec le plus pur, et, jusque dans les moindres détails, il a su porter ce respect, ce culte passionné de l’antique dont il a, en vrai païen, fait sa religion.

L’aube se lève, et ses premiers rayons ont pâli l’azur du ciel, où les astres s’effacent. Seule, l’étoile du matin lutte la dernière et blanchit au zénith. Au-dessus de la mer, qui s’étend à l’horizon, une zone violette annonce l’approche du jour. Dans le fond, à droite, les roches escarpées du rivage de Chypre sont encore baignées dans l’ombre. La brise, qui commence à souffler de terre, fait mollement onduler au large les vagues endormies, au sommet desquelles apparaît la déesse. Elle est debout, portée non sur une coquille, mais sur le flocon d’écume qui l’engendra, et dont les blanches volutes achèvent de se briser sur ses pieds divins. Son bras droit, arrondi au-dessus de sa tête, va