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aurait pu résister aux barbares : elle n’eut pas plus tôt goûté de la liberté qu’elle devint invincible.

La plupart des historiens ont trouvé de belles phrases pour taxer les Athéniens de frivolité et d’ingratitude. M. Grote essaie de les justifier, et il y réussit au moins en ce qui concerne Miltiade, cité souvent comme une des plus nobles victimes de l’injustice de ses concitoyens. La vie de Miltiade, telle que la raconte M. Grote d’après de bonnes autorités, est fort différente du roman accrédité par Cornélius Népos. Miltiade commence par être un petit tyran patenté par Athènes et protégé par Darius. En cette qualité, il accompagne le grand roi jusqu’au bord du Danube, et, le fleuve passé, il le trahit en conseillant aux tyrans ioniens, ses camarades, de rompre le pont et de couper toute retraite aux Perses. Inquiet pour lui-même, au retour de Darius, Miltiade se hâte de quitter la Chorsonnèse de Thrace, où il était tyran pour le compte des Athéniens, et a le bonheur d’être commandant en chef à Marathon. Là il fut admirable, non-seulement par ses bonnes dispositions pendant la bataille, mais par sa présence d’esprit à se porter aussitôt sur Phalère, où il confond les projets des traîtres qui allaient livrer Athènes à la flotte persane. Devenu l’idole de ses compatriotes, Miltiade perd la tête. Il demande des vaisseaux et des soldats pour une expédition secrète. Aussitôt on les lui accorde avec empressement et sans explication de sa part. Cette flotte, cette armée, il les emploie à une vengeance particulière. Il se fait battre en voulant prendre Paros, où était son ennemi, et, après s’être cassé la cuisse dans une intrigue nocturne assez peu digne d’un général, il revient mourir de sa blessure à Athènes, après avoir été condamné à la plus faible amende que les lois portaient contre ceux qui avaient mal géré la chose publique. Sans doute le sénat romain remerciant Varron après la bataille de Cannes a plus de grandeur que le peuple d’Athènes condamnant Miltiade ; mais il y a des vertus propres à tous les gouvernemens : Rome était un état aristocratique, et la stricte justice est la vertu des démocraties.

Je n’ai analysé qu’une faible partie du nouveau travail de M. Grote. Il en a consacré la moitié au moins à une revue des peuples avec lesquels les Grecs se sont trouvés en contact. Cette revue, dont l’intérêt est incontestable, et qui d’ailleurs se fait remarquer par la profondeur et l’immensité des recherches, a peut-être l’inconvénient d’interrompre le lien assez faible qui réunit entre elles les différentes périodes de l’histoire de la Grèce. Au reste, il n’appartient qu’aux poètes comme Hérodote d’introduire une unité factice dans une grande composition historique. Nous vivons dans un temps prosaïque qui n’admet guère ces brillantes licences des anciens. Ce qu’on exige de l’histoire aujourd’hui, c’est la sûreté de la critique et l’impartialité des jugemens. À ce point de vue, l’ouvrage de M. Grote a droit à des éloges sans réserve.

Prosper Mérimée.