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clés des voûtes, parce qu’elles font saillie au milieu des pierres qu’elles retiennent. C’est ainsi qu’il mérita ce juste reproche que le grand Frédéric lui adresse dans ses mémoires : « Il voulait tout apprendre et n’avait pas la patience de s’instruire. »

La patience, et ce qui en découle, la possession pleine de l’œuvre qu’on entreprend, voilà ce qui manquait au génie de Joseph II. Ce n’était pas tant un esprit réformateur qu’un esprit révolutionnaire ; il en avait toutes les allures, les procédés violens. Il ne comprenait pas l’idée du droit individuel : devant un certain mirage de justice et d’égalité qui lui apparaissait, tous les autres principes des gouvernemens, la religion, la propriété, la liberté, n’étaient plus rien. Certains yeux ne voient que certaines couleurs ; certains esprits, dans cette harmonie variée, multiple, infinie, qui forme l’ordre des sociétés humaines, et résulte non-seulement de l’assemblage, mais du contraste souvent et de l’opposition des principes, n’en saisissent qu’un seul, auquel ils rapportent et sacrifient tout. C’est ainsi que le peuple comprend le système du monde ; pour lui, la terre est le centre de l’univers, ou même tout l’univers ; le soleil et les étoiles fixes ne sont que des flambeaux allumes pour éclairer sa planète. Chaque réformateur a ainsi sa petite planète ; mais les réformateurs couronnés sont les plus dangereux ; la tête leur tourne plus vite, parce que la contradiction ne les arrête pas au début. Ils ne s’amusent pas long-temps aux théories, et tendent de toute la violence de leur pouvoir à la pratique de leurs doctrines ; ils persécutent pour le bien, comme les tyrans pour le mal, et, si la postérité ne les met pas sur la même ligne, la génération contemporaine souffre autant sous leur règne. Quel orgueil de se croire le droit de pousser ainsi le genre humain malgré lui, et d’assurer, par la tyrannie, le bonheur universel ! Croire que la fin sanctifie les moyens, et qu’on peut employer le mal pour en faire sortir le bien, est une doctrine perverse que la conscience publique a toujours flétrie. Bien de moins infaillible d’ailleurs que de telles recettes ; on peut parier, au contraire, que les violences ne conduiront qu’à un mauvais but ; les chemins. semés de rochers et de fondrières mènent aux précipices ; les torrens versent leurs eaux dans les abîmes ; tout gouvernement violent est mauvais, non pas seulement dans la forme, mais dans le fond. Dieu seul a pu dire : « Contrains-les d’entrer, » parce qu’il savait certainement où il menait les hommes.

Que nos éloges n’encouragent donc jamais le despotisme, même quand par hasard il a raison. Sans doute Joseph avait raison, sur quelques points, dans les réformes qu’il entreprenait ; ce qui le prouve, c’est que plusieurs ont été reprises cinquante ans plus tard, et ont passé dans la nouvelle législation. Ses admirateurs, car il en a, et de passionnés, triomphent de cet aveu. « Joseph avait donc raison, disent-ils ; il était