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du mal qu’on fait aux peuples que se détermine leur affection ou leur haine ; ils pardonnent plus volontiers quelque grave dommage apporté à leurs intérêts que le dédain d’un préjugé national. Joseph II voulut qu’avec la maison d’Autriche, la langue allemande régnât aussi en Hongrie ; il fallait que rien ne gênât ni ne dérangeât l’unité de son œuvre. Obéir en hongrois n’était déjà plus suffisant : la langue allemande fut imposée comme le sceau de la conquête. Dans les actes publics, dans les leçons des écoles, dans les commandemens militaires, partout enfin, l’allemand remplaça le hongrois. On n’accorda ni délai, ni exception. Il en était de la l’allemand comme de la loi, que personne n’est censé ignorer.

L’autre atteinte portée par Joseph au culte des traditions nationales de la Hongrie ne fut pas moins grave.. J’ai parlé de la couronne de saint Étienne, j’ai dit quel respect environnait cette relique de la foi politique des Hongrois ; ils y attachent tout ensemble une valeur religieuse et une sorte de vertu constitutionnelle. La garde de cette couronne constitue une des grandes charges du royaume. Joseph II la fit tout à coup enlever de la citadelle de Bude e transporté à Vienne ; il la relégua avec les joyaux et ornemens du garde-meuble impérial, sans motif, sans prétexte, par une fantaisie de sa raison contre ce qu’elle jugeait une pratique superstitieuse. Tel se croit supérieur à son siècle parce qu’il attaque un préjugé ancien, respecté, point dangereux d’ailleurs, qui montre seulement qu’il y a des parties entières de l’esprit de l’homme qui lui sont inconnues. Le genre humain n’est pas une assemblée de philosophes que la raison seule détermine, et qui n’accepte que ce qui lui est prouvé. Si l’on admet un tel principe de gouvernement, on se trompe nécessairement et l’on fait fausse route. A quoi servent donc la philosophie et la tolérance, si ce n’est précisément à vous apprendre à faire respecter ce qu’on ne croit pas soi-même dans les croyances des autres ?

Malheureusement Joseph était surtout un esprit despotique, et le despotisme ne s’arrête pas en chemin ; quand il a contraint les actes, il veut dompter aussi la volonté. Au milieu du silence universel, il s’irrite que la pensée, les sentimens intimes du cœur, les préjugés même de l’esprit, puissent échapper à son action. Quand Napoléon se plaignait du clergé, « qui lui laissait, disait-il, les corps et gardant l’empire des âmes, » il exprimait le regret caché au fond de tout despotisme.

Il y avait dans l’Europe du XVIIIe siècle une école de rois et de princes, sorte d’avant-garde insensée de la révolution française, qui s’était prise de mauvaise humeur contre l’ordre social tout entier ; jusqu’à eux (et hors eux, bien entendu), tout avait été abus et usurpation, il fallait remettre les choses à leur vraie place, et refaire la société,