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chaque pauvre cultivateur. Après avoir payé pour lui, le paysan devait payer encore pour les maigres chevaux attelés à sa charrette. La taxe est forte, et c’était une somme pour ces pauvres gens ; cependant les gentilshommes magyars, montés sur leurs beaux chevaux ou traînés dans d’élégantes voitures, passaient et repassaient sans payer. J’avais bien lu que le noble hongrois était exempt de toute contribution publique, de taxe personnelle, et que tous les fardeaux retombaient sur le paysan ; mais, entre le récit de quelque injustice ancienne et le spectacle présent et provoquant d’une iniquité sociale, la différence est grande. Je sentis que je passais du côté des vaincus : je voulais payer comme eux ; mais le péager, me reconnaissant pour un étranger, refusa mon argent et me dit que la taxe ne devait peser que sur les serfs. Sans doute ce privilège était peu de chose, et la tyrannie a des pratiques plus odieuses, mais rien ne m’a étonné dès-lors dans les inégalités et les anomalies que j’ai rencontrées en continuant mon voyage ; je les avais toutes entrevues sur le pont de Pesth.

Ce sentiment que j’éprouvais, d’autres, au reste, le partageaient avec moi : dès 1836, la diète décrétait précisément que les nobles seraient soumis au péage du pont suspendu qu’on voulait construire à Pesth. Ce fut là une première brèche faite au privilège, inviolable jusqu’alors, de la noblesse, et ce fut elle qui voulut la faire. Là où je n’avais éprouvé qu’une émotion stérile, de généreux citoyens, sacrifiant sans hésiter leurs intérêts, trouvèrent l’occasion de réparer une longue injustice. Depuis, les nobles hongrois ont marché résolument dans cette voie ; ce sont eux qui, depuis vingt ans, travaillent à limer les chaînes de leurs sujets, ce sont eux qui, dans un jour solennel, ont voulu les briser pour toujours. La gloire de l’homme est de pouvoir être entraîné par les mobiles les plus contraires à ses intérêts. L’instinct de la bête ne la conduit jamais qu’à ce qui lui est bon ; la vertu de l’homme est de fouler aux pieds cet instinct égoïste, et d’aller à ce qui est bon pour les autres.

Avant d’expliquer les révolutions profondes que l’état social a subies en Hongrie dans ces dernières années, je voudrais exposer l’ancienne constitution et les lois organiques avant et depuis l’établissement de la maison d’Autriche. Comment apprécier le progrès, si l’on n’a pas fixé le point de départ ? Rien ne naît instantanément et sans passé ; nous l’avons indiqué tout à l’heure, c’est l’origine de la constitution qui explique la Hongrie de nos jours. La diversité des races victorieuses et vaincues a suscité seule la lutte qui vient d’éclater. A peine la Hongrie s’est soustraite à la domination autrichienne, qu’il lui faut combattre dans son sein les élémens étrangers qui la composent. Les Magyars se sont affranchis des lois, de la langue et des fonctionnaires allemands ; les Croates à leur tour veulent s’affranchir des Magyars ; la guerre est déjà allumée, et le ban de Croatie tient tête à la diète et au palatin. Il y