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pas éclaté, si des hommes sans ambition (y en a-t-il encore ?) avaient, de concert avec les municipalités, poussé cette recherche dans toutes les directions. Que pense l’ouvrier de Paris ? que veut-il ? Et celui de Lyon, et le berger des Landes, et l’instituteur primaire, et le matelot de Toulon, et l’agriculteur de la Beauce, et le fermier du Nivernais, que désirent-ils ? qu’espèrent-ils ? On se croit bien avancé avec des harangues, des drapeaux et des costumes ; hélas ! on n’obtient rien, pas même une notion positive sur les choses et les hommes. On ne sait ni ce que pense le pays, ni ce qu’il aime, ni ce qu’il craint, ni ce qu’il veut, ni ce qu’il repousse, ni ce qui lui manque. Quelle république le satisfera ? Celle des voluptés ? celle du commerce ? celle de la guerre ? de l’industrie ? de la théocratie ? des arts ? de la richesse ou de la pauvreté ? Sera-ce Venise ou Amsterdam ? Boston ou Sparte ? Athènes ou les États-Unis ? Jusqu’à la fixation de nos pensées et de nos désirs, nous ne serons que d’ingénieux sophistes, rêvant comme Héloïse au sein de leur impuissance. Mais, dites-vous, nous rédigeons une constitution précisément pour nous fixer. Quelle erreur ! Une constitution ne constitue pas les idées, elle les refait encore moins ; Mably et Condillac, Helvétius et Thomas Payne, se sont trompés comme des matérialistes ; ils ont cru que les faits influaient sur les idées, et les constitutions sur les hommes, tandis que les idées influent sur les faits, et les hommes sur les constitutions.

— Permettez-moi de vous interrompre, me dit Arnaud, en vous avouant que je trouve vos idées un peu confuses. Vous maudissiez tout à l’heure l’analyse comme destructrice. Maintenant vous réclamez l’enquête comme nécessaire. Qu’est-ce que l’enquête, si ce n’est l’emploi le plus strict de l’analyse détaillée ?

— Je vous demande seulement de mettre chaque chose à sa place. Le véritable emploi de l’analyse dans une démocratie bien faite, c’est précisément l’enquête, perpétuelle, complète, exécutée par des mains loyales et habiles. L’analyse représente la division ; rien de meilleur que la division du travail. La synthèse représente l’unité ; rien de plus nécessaire que l’unité du pouvoir. Rendez donc le pouvoir à l’unité, et le travail à la division. C’est le contraire que vous opérez. Vous transposez les termes ; vous ne concentrez que le travail, vous ne brisez que le pouvoir. Tout le monde veut mettre la main au même timon, chacun veut savoir tout et tout conduire, tandis que le pouvoir, divisé à l’infini, s’en va en lambeaux et en charpie, dont chacun s’arrache un misérable fragment. Ce pouvoir, n’ayant d’unité ni dans l’étendue ni dans la durée, privé pour ainsi dire de largeur et de longueur, tiré à quatre chevaux et écartelé dans tous les sens, à quoi peut-il aboutir ? A servir de curée aux ambitions et aux vanités. On multiplie les portefeuilles, et l’on veut en créer encore. Il n’y a cependant que trois ministères politiques réels, celui de l’intérieur, des