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au-dessous de leur rang naturel. Dans une société de sophismes et de paroles, les ouvriers ne s’estiment pas assez. Est-ce que la vis ou le clou sortis de leurs mains habiles ne valent pas mieux que le vers médiocre fabriqué d’après Delille ou Jean-Baptiste Rousseau ? Je ressens un vif chagrin quand je vois de vieux hémistiches ou des articles rebattus sortir de la plume des ouvriers. Cette imitation est un mensonge ; le moindre produit de l’artisan est une vérité. Puisque l’opinion sociale les trompe, c’est cette opinion qu’il faut réformer.

— Vous vous mettez toujours en peine de corriger l’homme et de réformer ses mauvaises opinions, reprit Arnaud avec un suprême mépris, comme si le monde ne marchait pas tout seul, comme si, pauvres malades, nous n’allions que de guérisons en guérisons et de remèdes en remèdes. La guerre sociale vous semble une maladie locale à guérir, et vous appelez à votre aide contre elle toutes les ressources morales, matérielles, d’éducation et d’opinion. La guerre sociale est bien autre chose qu’un désastre et un délire ; c’est un symptôme de vie et de progrès, non pas un accident parisien ; c’est une marque significative de la crise européenne ; c’est l’amélioration qui s’opère violemment et confusément, d’une manière peu normale en apparence et terrible comme l’est toujours l’explosion des grandes forces comprimées. Les révolutions sociales ne font leur œuvre qu’après les réformes politiques, lorsque celles-ci ne suffisent plus aux questions remuées dans leurs derniers fondemens. La France, selon sa coutume, a donné le signal à l’Angleterre qui s’agite, à l’Allemagne qui viendra après, aux régions méridionales qui suivront l’impulsion commune. En vain les pessimistes ressuscitent les théories perdues de notre servitude devant Dieu et de la faiblesse de l’homme. Cette dépression de nos destinées, dont le calvinisme et le jansénisme furent les tristes et derniers organes, cette obscurité de l’ame qui nous montre le mal toujours présent sous forme de péché, ces sombres pensées qui ont assiégé Cromwell et Pascal sont à jamais détruites. Nous n’admettons plus cette divinité qui nous crée pour nous damner nécessairement, ni cette incorrigible méchanceté de notre race, calomnie envers Dieu et l’homme (qui ne font qu’un), excuse de Hobbes et justification de tous les despotismes. Pendant le XVIIIe siècle, une révulsion lente a soulevé ce voile de ténèbres injurieuses qui s’est déroulé et replié sous la main de Locke, de Toland, du second Shaftsbury, de Voltaire, de Rousseau, des encyclopédistes, tous d’accord quant à l’excellence native de l’humanité. C’est, à vrai dire, la religion commune du XIXe siècle, une sainte religion, pleine d’enthousiasme ; Chaumette, Anacharsis Clootz et les grands hommes de la révolution l’ont bien senti. Fourier, Saint-Simon, comme Helvétius, Godwin et moi-même, nous n’avons pas d’autre principe ; de là les droits de l’homme proclamés par les États-Unis et la glorification de la vie sauvage ; de là le grand dogme de la souveraineté de la raison ;