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manœuvrer contre nous, avec unité et précision, la masse entière de ce grand corps. Autant et plus pouvait-on dire de la confédération suisse, qui offrait dans son intérieur le spectacle de la division même, division de religion, de langue et d’habitudes, à peine réunies sous un lien fédéral relâché. Enfin, si le Piémont tenait dans sa main la chaîne entière des Alpes maritimes, sa puissance, fortement abritée, il est vrai, derrière ces remparts, était par elle-même assez limitée, et grâce à l’influence que la politique de la France pouvait exercer tant à Rome, en sa qualité de première puissance catholique, qu’à Naples par ses relations de famille, partout enfin par le souvenir des bienfaits de notre administration, nous pouvions espérer de prendre aisément, au besoin, les sentinelles piémontaises à revers. Nous conservions donc, sur chaque point, un moyen de paralyser les intentions malignes des traités de 1815 ; nous avions, en quelque sorte, intelligence dans toutes leurs garnisons.

Laissez finir, au contraire, l’année 1848, laissez s’accomplir les plans aujourd’hui en discussion et presque adoptés à Francfort, à Berne et à Milan, et voici quel sera le changement opéré dans l’équilibre de nos forces et de celles de nos voisins.

De l’autre côté, que dis-je ? de ce côté-ci du Rhin, vous aurez, non plus une confédération boiteuse d’états inégaux, mais une nation de cinquante millions d’hommes, unie sous un seul chef, prête à mourir sous un même étendard. Le vieil empire germanique sort de la poussière où l’avait plongé le bras de Napoléon.

De l’autre côté, que dis-je ? de ce côté-ci des Alpes, vous aurez un vaste et florissant royaume baigné par les flots des deux mers. Pour la première fois, depuis la chute de l’empire romain, les deux souveraines de la Méditerranée et de l’Adriatique, Gênes et Venise, se courberont sous le même sceptre. Les eaux du Pô, ce roi des fleuves, ne couleront plus que sous un seul maître. Un seul homme tiendra les clés de ces forteresses de glace si souvent franchies par le vol victorieux de nos armées, et cet homme sera, selon toute apparence, l’héritier de la prudente, patiente, souvent astucieuse maison de Savoie, tour à tour amie douteuse et redoutable ennemie de la France, accoutumée à se ménager pour profiter à la fois de nos revers et de nos triomphes. Le royaume d’Eugène Beauharnais appartiendra au petit-neveu d’Eugène de Carignan.

Jetée entre ces deux empires nouveaux, vous aurez une Suisse nouvelle aussi, non plus une Suisse patriarcale et paisible, attachée à ses montagnes, et ne demandant que la liberté d’y faire paître ses troupeaux non plus une Suisse divisée en plusieurs petits états, unis pour la défense, incapables d’une agression commune, mais une Suisse presque unitaire, avec un gouvernement central puissant, avec la possibilité