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M. Proudhon aime assez cette idée-là pour en avoir fait lui-même l’objet d’une proposition parlementaire.

Voilà où en étaient les deux journaux, quand ils ont à leur tour été supprimés par la justice dictatoriale, le premier, sous prétexte que l’abolition des lois de septembre avait ressuscité le cautionnement exigé par la loi de décembre 1830, le second, directement et sans autre forme de procès. Nous préférons de beaucoup la justice ordinaire à la justice dictatoriale, mais où trouver un autre remède contre la licence, quand elle a passé toutes les bornes, et qui doit-on accuser du dommage que souffre ainsi la liberté, si ce n’est la licence elle-même ? Nous le demandons à cet autre organe de la république violente, qui a, dit-on, manqué d’avoir le même sort que les journaux de sa couleur, et qui l’aurait sans doute éprouvé, si l’intimité de son commerce, encore récent, avec le monde officiel ne lui avait un peu appris à dissimuler. M. Flocon est désormais libre d’écrire ; sa feuille nous montrera probablement bientôt qu’on gagne toujours à traverser les affaires ; en attendant, elle se dédommage de la réserve prudente qu’elle s’impose vis-à-vis du pouvoir par l’acrimonie de sa polémique particulière : c’est un vrai torrent, comme il n’en pouvait couler de la tribune.

Ces grossières fureurs sont malheureusement en harmonie avec les soucis étranges qui noircissent toutes les imaginations. Il y a dans l’air on ne sait quelle rumeur menaçante qu’on voudrait chasser, et qui s’obstine à revenir. On sent circuler à chaque étage de la société cette frayeur vague des mauvais jours qui se prend à tout et ne s’arrête à rien. Il n’est bruit, dans Paris, que de complots abominables qu’on invente ou qui avortent. La province, la campagne est sur pied pour attendre les brigands. Des alarmes plus réelles nous sont à tous momens données par ces assassinats mystérieux commis en plein jour sur des victimes isolées. Nos rues se remplissent encore le soir de sentinelles avancées ; les boutiques n’ont pas cessé de se changer en postes, et des munitions considérables arrivent perpétuellement sur Paris, comme si Paris n’avait pas livré sa dernière bataille. Les organes les plus accrédités de la presse quotidienne s’occupent très sérieusement de la tactique et de la stratégie d’une pareille guerre. Les fluctuations de la Bourse attestent et augmentent cette crise douloureuse où l’opinion publique se débat contre des fantômes peut-être, mais peut-être aussi contre de trop cruelles réalités. Agitation factice, exaspération concentrée, tout cela sans doute travaille à la fois une certaine partie des masses. La dissolution des ateliers nationaux a bien évidemment rouvert un nombre quelconque d’ateliers privés ; mais ce nombre ne saurait être à comparer au nombre des bras oisifs. Il reste des misères véritables, un dénuement qui croîtra sans remède, tant que la société ne sera pas rassise. Il reste, disons-le, même dans des cœurs honnêtes, ce levain de rancune et d’inimitié que des prédications déplorables ont si soigneusement déposé au sein des classes ouvrières. Il est à craindre qu’on ait assez identifié l’ouvrier avec l’insurgé, pour que l’ouvrier cherche encore à prendre la revanche de l’insurrection. « Nous aurons la belle ! » murmurent, à ce qu’on prétend, les harangueurs de carrefour. Il est aussi trop clair aujourd’hui que la longue paix européenne a entassé au fond des capitales, à Berlin, à Vienne comme à Paris, une foule épaisse et tumultueuse sur laquelle le frein moral ne peut rien, s’il n’est maintenu par la force. Que la force soit donc avec nous !

La force et la charité, telles sont les deux bases sur lesquelles doit aujourd’hui